
La comédienne n’a demandé son avis à personne avant de monter la pièce de Cocteau, « La voix humaine ». Si elle avait demandé leur avis aux gens elle n’aurait pas monté la pièce. Et pourtant tous les soirs elle joue cette femme brisée sur scène, cette femme meurtrie, tous les soirs elle salue le public et se fait accueillir par le metteur en scène qui attend son corps. Tous les soirs elle rentre auprès de son mari l’avocat et de leur fils. La comédienne est d’une classe et d’une vulgarité folles, dans cette vie ouatée qu’elle a travaillé si dur pour obtenir. Une vie de fêtes, une vie à se narcissiser, une vie de chair, de fluides, d’excès et de représentation de la famille.
Peut-être d’ailleurs que la chair, les fluides, le corps nu et offert de celle qui se définit par sa carrière et sa transidentité sont des remparts contre ce qui se joue au sein du couple et de la structure familiale : la domestication. Faire de cette comédienne, de cette trans (et c’est elle-même qui le rappelle, page après page), la maman, l’épouse, la femme dans le cadre. Peut-être le corps reste-t-il la seule chose que l’on possède, lorsque notre essence se faufile entre nos doigts, lorsque l’on évolue selon un scénario su par cœur.
Je ne sais toujours pas quoi penser de ce roman, de ce qu’il a provoqué en moi. Il s’insinue lentement dans mon esprit, se rappelle à moi à travers des images, des sensations. Il m’a dérangée, fascinée aussi, par son oscillation entre élégance et crudité, entre sensible et vulgaire, une balance instable ne laissant jamais s’installer le confort de la lecture. Et c’est une bonne chose, ce déséquilibre qui nous demande de nous délester de nos projections de lecteurs. Parce que si l’on est remué alors il faut se demander pourquoi, et parce que la littérature n’est pas toujours là pour être confortable. Histoire d’une domestication agit comme un papier de verre contre notre morale, et l’écriture aiguisée de l’autrice possède des arrêtes tranchantes. À chaque instant, on peut se blesser sur le texte.
Histoire d’une domestication. Camila Sosa Vilada. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Métailié. 2024. 222p.
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