
« Tourne entre mes doigts la médaille dorée, Vierge aux rayons, dons d’adieu de Marthe, geste ultime avant la déchirure et la séparation et la disparition, et mon coeur saigne de ton absence, Marthe. Priez pour nous qui avons recours à vous, ô Marie, conçue sans pêché. »
Thomas Bouchet est historien, et son terrain de recherche est l’année 1832. A Paris, cette année est dense, morose et pleine d’événements terribles. Il y a le choléra, qui entre dans les maison et gonfle les ventres, noircit les langues. Il y a les émeutes, les barricades des saint-simoniens contre la Monarchie de Juillet. Dans les maisons bourgeoises, on écrit des lettres en dégustant de petits chocolats de chez Marquis et en attendant que tout passe.
Thomas Bouchet nous donne à lire l’inverse d’un essai et pourtant tout de l’exactitude historique. Sous son regard attentif, quatre femmes prennent vie. Adélaïde, aristocrate aux journées longues comme un jour sans pain. Elle s’ennuie, erre dans sa demeure, n’ose plus sortir car les rumeurs sont terribles et se cantonne à la lecture du journal. Emilie est féministe, et saint-simonienne. Elle essaye de faire avancer autant la cause politique que celle des femmes, et cela ne va pas sans heurts ni moqueries. Lucie est au couvent. Exaltée et mystique, elle offre à Dieu un corps fait de supplices et de jouissances entremêlés. Louise est marchande ambulante, elle a été arrêtée pour avoir participé à l’insurrection. Elle a aussi été touchée par le choléra et s’en est sortie, et doit maintenant raconter son histoire à des hommes qui décideront de son sort.
« Me tiendrez-vous rigueur, chère amie, de ce trop long silence ? Trois ou quatre jours vous ont suffi pour me répondre. Quant à moi, j’ai rejoint l’écritoire tandis que l’encre figeait. Mon triste état de santé n’est pas étranger à cet escamotage de trois semaines, entorse inexcusable à notre engagement mutuel. »
Ces quatre femmes ne se connaissent pas, mais nous passerons l’année avec elles, au travers de leurs discours, dépositions, correspondance ou prières. Thomas Bouchet les invente, mais tout est vrai. Chaque détail est d’une absolue vérité historique, et ce faisant l’auteur abolit la frontière entre l’Histoire et la fiction. Il met l’une au service de l’autre, et inversement. En abattant les murs épais d’une discipline trop souvent réservée à des élites, ou dont on peine à se saisir, il nous offre un panorama saisissant d’une ville à un moment donné. Toutes les classes sociales sont représentées, on se balade dans les rues pour saisir des ambiances, des odeurs, des parlers (et chaque personnage possède sa façon de s’exprimer, ainsi qu’une belle épaisseur). L’Histoire ça n’est pas une succession de dates, c’est l’empilement de couches de sensible, de faits et de ressentis, de moments uniques éprouvé par les sens de chaque personne ayant vécu. Et c’est ce mille feuille d’informations que Thomas Bouchet nous livre, avec la fluidité de la fiction.
C’est brillant, accessible et fabuleusement mené. Rien ne saurait nous propulser plus exactement dans le Paris de 1832. On referme De colère et d’ennui avec l’impression de connaître ces femmes, d’avoir saisi ce qui les tend, et d’avoir cheminé avec elles, tout au long de cette étrange année.
De colère et d’ennui. Thomas Bouchet. Anamosa (maison d’édition indépendante), 2024. 158p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
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