
« Mon oeil me faisait mal. Au beurre noir, on dit, un oeil au beurre noir. Celui qui a inventé ça ne s’est jamais pris de pain dans la tronche, je suis sûre. Il n’est pas allé au bout de son idée. Il a oublié le rouge et l’orange qui viennent après, et le marron clair après ça, et puis le jaune pisseux des pissenlits pourris. C’est comme ça que ça fait pour de vrai, un oeil au beurre noir. »
La vie de Juno se résume à peu de choses. Sa mère et sa machine à coudre, son père et ses cuite monumentales, l’école et les bonnes soeurs, pas d’amour, surtout pas. Enfin, ça c’était avant de rencontrer Legs. Legs ne s’appelle pas Legs mais la longueur de ses jambes a induit le surnom. Legs vit avec sa mère et son obsession de la propreté. Elle récure la maison, son fils, sans relâche. C’est une forme d’amour et je ne sais pas si elle est très enviable. Juno et Legs, donc, et leur préadolescence dans le Dublin des années 80, leur amitié d’outsiders attachants, les trempes collées par le curé, les clopes volées aux parents et puis la connerie de trop.
Legs disparaît dans un pensionnat pour délinquants, Juno doit faire face à l’éclatement de son foyer familial et à la rudesse du monde extérieur. Alors que les années passent, quelle est la probabilité pour que les routes de cette rouquine à moitié sauvage et de ce jeune dégingandé se recroisent ?
» La porte du père était noircie et scellée, sa présence s’oubliant rapidement au milieu des pas décontractés des élèves, de leur rire franc. Une journée entière s’était écoulée avant que la soeur ne le mentionne. Elle a dit : » Un acte d’une violence inouïe a été commis dans cet établissement hier. Un acte lâche. » Cruel et barbare et sans commune mesure avec ce qu’elle avait pu voir ou entendre dans sa vie. »
Grâce à un choix habile et d’une folle pertinence, le roman de Karl Geary peut se résumer avec la couverture qui a été choisie pour l’illustrer. Cette photo de Tish Murtha (si vous ne connaissez pas son fabuleux travail, allez y jeter un oeil par ici) porte en elle la tendresse et la violence contenues dans le texte. Juno et Legs sont l’incarnation de la perte de l’innocence, ce que la vie peut faire aux enfants lorsqu’elle oublie qu’ils en sont. Et ces deux adolescents capturés par la photographe symbolisent également le lien qui relie nos deux personnages. Ils sont mutuellement le roc, le phare, de l’autre. Dans leur errance du début de l’âge adulte, ils peuvent se raccrocher l’un à l’autre, avancer en bande. Et même si l’existence ne leur épargne rien (mais vraiment rien donc accrochez vous, le mythe des années 80 s’effrite sous les coups du réel) leur amitié, leur amour d’une saisissante pureté, les fait naviguer dans le quotidien avec une forme de grâce.
« Legs s’est étiré en travers du lit dont il avait repoussé les draps et les couvertures avec les pieds. Mes mains tremblaient et, du fond de cette vieille douleur coagulée, sourdait mon manque et mon manque et mon manque. »
Le résultat de cet assemblage d’éléments pourtant traités déjà des centaines de fois – enfance difficile, pauvreté, violence, errance adolescence, amitié, addictions – est un habile roman d’une grande sensibilité. Les personnages sont incarnés, leur parler, leurs gestes prennent vie devant nos yeux, et leur trajectoire nous semble à la fois singulière mais également flirtant avec le trope. Juno et Legs sont ceux que nous imaginons quand nous essayons de nous représenter la jeunesse perdue d’une Irlande ouvrière, agressifs et apeurés, d’une sincérité brutale. C’est beau, c’est réussi.
Juno et Legs. Karl Geary. Traduit de l’anglais (Irlande) par Céline Leroy. Editions de l’Olivier (filiale des éditions du Seuil). 2025. 363p.
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