
Il a mis un petit temps avant de se frayer une place dans ma pile à lire. On me l’a envoyé, je ne l’ai pas reçu, on me l’a renvoyé, je l’ai laissé à la librairie, je l’ai ramené à la maison, j’ai posé une autre pile dessus, j’ai cru que je l’avais perdu mais en fait non. Et puis. Et puis un jour je l’ouvre et je ne sais pas à quoi m’attendre et le premier chapitre s’appelle Une meute de garçons c’est intrigant tout de même.
« Depuis le concert, j’avais appris à accepter Moon tel qu’il se présentait, non pas parce que j’avais peur de découvrir un astucieux complot du conseil d’administration derrière son histoire, mais plutôt parce que j’étais convaincue qu’aucune information ne me révélerait rien d’important à son sujet. Je n’avais pas besoin de vidéos des coulisses de ses performances et je ne voulais pas débusquer un quelconque secret. Mon but, en réalité, était de m’enfoncer toujours plus profondément dans le marécage de mes fantasmes. »
La narratrice n’a pas de nom. Elle vit en Allemagne, fréquente un garçon qui l’indiffère un peu, elle se sent assez au-dessus de sa colocataire, fan d’un groupe de chanteurs coréens. Un soir, elle l’accompagne à un concert et débute une obsession démesurée pour Moon, l’un des garçons de ce groupe. Alors que son fantasme la dévore petit à petit, Moon quitte le groupe et la narratrice envisage absolument tout pour le retrouver. Tout, ça signifie par exemple quitter sa vie berlinoise pour aller ratisser la Corée, afin de tomber par hasard sur l’amour présumé de sa vie.
Je crois que j’ai passé l’intégralité de ma lecture à me dire « mais quelle immense cinglée » tout en étant incapable de m’arrêter de lire. Ton/Nom est un roman dont il n’est pas facile de parler tant il déstabilise. La narratrice, enfoncée profondément dans sa désillusion, ses fantasmes, nous met mal à l’aise par l’intensité de son détachement avec le réel. L’écriture, absolument brillante, un peu métallique, totalement dans l’intellectualisation, vient renforcer le caractère d’étrangeté du personnage. Qui est cette jeune femme qui pense le monde avec un prisme aussi particulier ?
» Elle est si proche de la mousse qu’elle ne peut pas proprement l’observer, mais elle prend plaisir à cette limite. Elle est lasse de sa liberté. Il y en a simplement trop. Elle est une petite personne vivant dans une petite pièce, elle se contente d’être petite pour que des événements phénoménaux puissent la réduire en bouillie. »
Le titre, intrigant, fait référence à un modèle spécifique de fanfictions, celui où l’histoire est raconté d’un point de vue mettant le-a lecteur-ice en tant que protagoniste. L’un des personnage est désigné par Y/N (Your Name) et permet de s’insérer dans l’histoire. Ici, la narratrice se met à écrire des fanfictions de type Y/N, mêlant encore plus la projection, la fiction, à sa quête aussi réelle qu’onirique de son fantasme. Il devient parfois obtus de discerner le vrai d’une forme de rêve, et tout est fait pour brouiller la frontière entre palpable et vie intérieure. Les errances de la narratrice et le regard porté sur son environnement m’ont fait penser au personnage d’Esther dans La Cloche de Détresse de Sylvia Plath. Une intensité tranchante, un esprit vif et étrange, un détachement du monde pathologique.
Ce qui reste, c’est cette sensation de tension, d’aller vers. J’aime énormément le terme « yearning », qui peut se traduire par désir, ou aspiration, mais j’ai l’impression que le terme anglais possède cette sensation de mouvement tendu. Un brûlant désir de quelque chose, de rencontrer l’autre. L’envie autant que la croyance que l’autre répondra à des questions en nous. Et c’est cette croyance aveugle, ce mouvement que rien n’arrête, pas même le principe de réalité, qui rend la narratrice si touchante, au-delà du recul que son étrangeté génère chez nous. Immense cinglée, certes, mais assez bouleversante dans la nudité qu’elle donne à voir de ses émotions.
» Tout le monde veut prendre, mais personne n’a rien à donner, continua-t-elle. Les gens recherchent le toucher, les sensations, la profondeur, mais personne ne peut les contenter, car ceux qu’ils implorent sont eux-mêmes en train de supplier quelqu’un d’autre. La société est une chaîne sans fin de suppliants. »
Ton/Nom. Esther Yi. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Floriane Herrero. Editions Le Gospel (maison d’édition indépendante). 2025. 175p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
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