La forme des couleurs et des sons, de Ben Shattuck

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« Notre maison était un sacrifice offert au vent. La nuit, il faisait branler les vantaux et les panneaux des cheminées. Il projetait du sable sur les fenêtres et lui faisait traverser les joints, quel que soit le nombre de fois où je calfatais.Le sable descendait par la cheminée. S’accumulait dans le foyer. S’insinuait sur le plancher. S’entassait contre les murs de la maison, de toutes parts. S’amoncelait aux pieds de la table. Il s’infiltrait dans mes vêtements, mes cheveux, sous mes ongles, et remplissait mon lit. »

La nouvelle est un genre terriblement mal aimé en France. Boudé par les lecteur-ices, il peine à tracer le sillon d’excellence et de qualité littéraire qu’il mérite. Véritable institution dans les milieux anglo-saxons, la nouvelle nécessite un travail minutieux de la temporalité, du rythme. Il faut dire suffisamment en peu de mots. Cette économie se cisèle à force d’entraînement. Broder, ça se fait, mais épurer, chercher l’essence même de ce que l’on veut transmettre, atteindre la pulpe du texte, voilà la vraie mise en danger.

Ben Shattuck, avec La forme et la couleur des sons, nous livre un univers littéraire riche, porté par une langue d’une grande puissance évocatrice. Les nouvelles vont deux par deux. Elles peuvent être liées par un lieu, un tableau, une généalogie, mais elles se répondent joliment, l’une prolongeant l’autre. A peu de choses près, elles se déroulent dans le coin de Nantucket, ou plus globalement de la Nouvelle Angleterre. La nouvelle éponyme du recueil nous plonge au coeur d’un doux été d’arpentage de la région, un été de collecte de chansons traditionnelles, et d’amour. Elle est chargée de cette mélancolie douce et un peu amère, la joie sepia et le désespoir tranchant.

Le duo Radiolab : Singularités et Le grand pingouin est probablement celui que j’aime le plus, sans vraiment savoir pourquoi. La simplicité qui émane de cette histoire : un grand pingouin, espèce disparue, aperçu dans un coin paumé et qui fait l’objet d’une émission de radio, convoquant témoignages et histoires sur ce miracle et la relance économique d’une ville sur le déclin. Et son pendant, la véritable histoire, l’histoire intime d’un amour voué à disparaître dans les brumes de la mémoire, le détail de l’Histoire. C’est cela qui fait la délicatesse de l’écriture de Ben Shattuck. Comment chaque vie humaine, mue par son lot d’émotions contraires, de dilemmes, de choix, est inextricablement liée à d’autres. Comment nous passons notre existence à nous enchâsser dans la présence sur Terre d’autres personnes, tissant inlassablement un canevas où chaque fil tiré raconte plusieurs destins.

Il y est également beaucoup question de création. De tableaux, de sculptures de verre, d’écriture, de musique. L’acte créatif est partout dans ces nouvelles, mais aussi ce que cela signifie, pour celui qui agit autant que pour celui qui contemple ou reçoit. Mais, et c’est en reprenant le recueil pour rédiger cet article que je m’en rends compte,il y a également un aspect très sombre, une vision de la nature humaine et de ses conflits internes particulièrement rudes. Ben Shattuck n’élude pas ce qui a pu ronger les êtres humains à chaque époque, drogues, harcèlement et meurtre, volonté de contrôler les autres ou violences faites aux femmes et autonomie corporelle. Que l’on plonge au coeur d’un massacre dans une cabane de bûcherons (dont la scène d’ouverture m’a beaucoup beaucoup fait penser au Mystère du Col Dyatlov1, même si l’issue n’a rien à voir) ou que l’on s’installe dans un coin perdu des États-Unis en compagnie du leader d’une secte du 17ème siècle, le thème reste le même : comment existe-t-on, comment se positionne-t-on vis à vis des autres qui évoluent autour de nous ? Comment gérons-nous cette solitude existentielle insoluble, si ce n’est par l’Amour, la Création ou la Violence ?

La forme et la couleur des sons. Ben Shattuck. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié. Editions Albin Michel (Groupe Albin Michel), 2025. 369p.

On écoute quoi aujourd’hui ?

  1. A consulter par ici pour mes amateur-ices de mystères en tout genre ↩︎

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