
« Ovation des danseurs à ses pieds.
Il leva les bras. [Et les yeux, geste fatal.]
Et soudain, à la porte, elle.
Grande, à contre-jour, cheveux mouillés réfractant la lumière en halo, un flot de corps dans l’escalier derrière elle. Elle le regardait, elle aussi, même s’il ne pouvait distinguer son visage. »
Lui c’est Lotto, fils d’un riche industriel décédé trop jeune et d’une ancienne sirène de parc d’attraction pétrie de religion et d’amour disproportionné pour son génie de fils. Lotto, de son nom de baptême Lancelot, est grand, il est beau, solaire, il envoûte les foules, charme par sa présence simple. Lotto est promis à la gloire, Lotto est un génie.
Elle, c’est Mathilde. Mathilde est grande, belle sans être conventionnelle. Mathilde n’a pas d’histoire, pas de parents, pas de famille. Mathilde sort des eaux comme une Vénus et entre dans la vie de Lotto qui s’accommode de cela car c’est d’un confort rare. Mathilde et Lotto se marient deux semaines après s’être rencontrés. Ils sont jeunes, fauchés [Oui, Manman n’a pas apprécié l’union précipitée et a coupé les vivres], vivent de grignotes dans leur petit appartement en sous-sol, du travail de Mathilde dans une galerie et des menus rôles que Lotto décroche. Mais un jour le génie de Lotto se dévoile au grand jour, et c’est un tour différent que leur existence va prendre.
« Il deviendrait ce qu’elle attendait de lui. Ne serait plus un acteur raté. Mais un futur dramaturge. Monta en lui une impression, comme s’il avait découvert une fenêtre dans un placard sans lumière, fermé à clé, derrière lui. Et néanmoins, toujours, une espèce de douleur, de perte. Il referma les yeux pour s’en prémunir et se mit à avancer dans le noir vers ce que seule Mathilde percevait pour l’instant. »
Je suis fascinée par les histoires de couples. Plus exactement : bien qu’ayant à plusieurs reprises tenté l’expérience du couple traditionnel, et ayant toujours rapidement mis fin à l’expérimentation car il faut bien se rendre à l’évidence que certaines pratiques sont faites pour nous et d’autres non, je reste toujours circonspecte et curieuse des couples, et notamment de ceux qui se supportent (dans le large champ sémantique du mot) pendant de longues années. Fascinée comme on le serait face à d’étonnants insectes. Les Furies était donc un roman pour moi, tant sa dissection de ce format spécifique de communauté se rapprochait de mon intérêt clinique. Je ne sais pas si Lauren Groff apprécierait que l’on réduise son roman à un livre sur le mariage (ce qu’il n’est pas tant, finalement), mais force est de constater que la relation parasitaire de co-dépendance des individus est brillamment décortiquée.
Le couple, et en particulier celui de Lotto et Mathilde, me fascine par son équilibre précaire, et sans cesse mis en danger, entre une loyauté aveugle et les petites lâchetés du quotidien. Des périodes où l’on ne peut plus supporter la personne avec qui l’on vit, mais où face à la moindre attaque on fera front, bloc, face au monde. Par cela, Lauren Groff signe également un roman sur les secrets, les mensonges (par omission), le pardon et l’individualité. Mais également sur la création et le génie. Elle réussit le tour de force de réorienter le roman à sa moitié, nous montrant que la piste que nous avions suivie depuis le départ était un paresseux confort modelé par nos traditions littéraires. Le « Héros » n’existe pas en tant que tel. L’individu n’avance jamais seul pour réaliser ses prouesses, et derrière le génie adulé se cache souvent le véritable génie. La tête pensante, le talent.
« Cette histoire ne correspond pas à ce qu’on nous raconte d’habitude au sujet des femmes.
L’histoire des femmes, c’est celle de l’amour, de la fusion avec l’autre. Légère variante : le désir de fusion n’est pas réalisé. Abandonnée à elle-même après cet échec, la femme prend les choses en main : mort-aux-rats ou roues d’un train russe. »
Lauren Groff nous invite à repenser la place des femmes dans l’histoire littéraire, et donc de repartir de l’Antiquité pour cela. Le texte emprunte aux codes de la tragédie par bien des aspects, mais le plus visible, c’est la présence du choeur. Dans les pièces antiques, le choeur est un personnage omniscient qui commente l’action. Le choeur connaît la résolution de l’intrigue, il nous accompagne dans la progression de l’histoire en brisant le quatrième mur et en nous communiquant des informations qui échappent aux protagonistes. Ici le choeur apparaît entre crochets, ponctuant le récit de phrases prophétiques ou complémentaires, apportant une couche de compréhension supplémentaire au roman.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur les Furies (Fates and Furies en version originale), mais je me permets simplement un rappel historique et mythologique. Les Furies correspondent aux Érinyes grecques, trois créatures représentant la Haine, la Vengeance et l’Implacable. Il est intéressant de voir comment ces trois motifs teintent le roman et nous rappellent les sources littéraires dont découle chaque roman contemporain (entre ça et Shakespeare, qui a bien évidemment sa place de choix dans le texte, mais je m’arrête là, promis)
Si vous souhaitez rencontrer Lauren Groff, elle sera le 5 juin 2025 à la Nuit des temps à Rennes, je modérerai la rencontre et serai toute nimbée de joie et d’excitation.
Les Furies. Lauren Groff. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau. Points (maison d’édition appartenant au groupe Media Participations). 2018. 522p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
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