
« Les empires préservent leur pouvoir grâce aux histoires qu’ils racontent, mais celles qu’ils ne racontent pas sont tout aussi essentielles – les obscurs silences qu’ils imposent, les pages qu’ils arrachent. »
Dans mon métier, quantité de livres formidables sont voués à ne jamais être lus. Ils atterrissent dans nos bibliothèques, portés là par une curiosité, un désir de les ouvrir, mais souvent restent à prendre la poussière, tant la production éditoriale nous contraint à l’abandon. Certains restent là plusieurs années, d’autres sont offerts, mis en bibliothèques participatives. Lors de la parution des Naufragés du Wager, j’avais demandé un service de presse afin de pouvoir découvrir ce texte qui me semblait formidable. Le livre avait mis du temps à arriver par la Poste, à ce moment-là il n’était déjà plus une nouveauté, je m’étais dit « plus tard ». Et puis il y a toujours plus urgent, toujours un retard à tenter de rattraper et puis et puis. Et puis je suis partie à la mer, j’étais fatiguée et lasse, je voulais lire mais rien qui me rappelle le travail. Pas la rentrée littéraire, rien pour préparer ma dernière rencontre de la saison, pas de nouveauté. Je voulais m’évader, je voulais prendre la mer.
J’ai embarqué à bord du Wager, ce navire britannique qui prit la mer en 1740 en compagnie d’une flottille de plusieurs « bateaux. Le voyage avait pour but d’attaquer un navire espagnol chargé de richesses et de trésors, au large du Cap Horn, vers les côtes chiliennes. Le Wager n’atteindra jamais le Chili. Il fera naufrage après plusieurs mois de traversée et d’avaries, sur des côtes désolées et hostiles, entre les 40èmes rugissants et les 50èmes hurlants. Son équipage réduit à peau de chagrin par la maladie, la perte du navire et la famine, vivra quelques mois sur une île baptisée l’Île du Wager puis tentera de regagner la civilisation. Certains réussirent, beaucoup échouèrent. Mais alors que de petits groupes atteignirent qui le Brésil, qui le Chili, les histoires concernant le naufrage et la survie sur l’île commencèrent à diverger. Mutineries, despotisme, pillages, que s’est-il réellement passé avant, pendant et après le naufrage du Wager ? C’est ce que David Grann, journaliste et écrivain étasunien, s’est appliqué à rechercher pendant de longs mois, afin de nous offrir le récit le plus sourcé possible, le tout enveloppé dans l’apparence d’un grand roman d’aventures.
« Le bâtiment fut projeté sous les coups de boutoir des vagues et alla heurter d’autres rochers. Le gouvernail se fracassa, une ancre pesant plus de deux tonnes éventra la coque et ouvrit un trou béant dans le flanc du Wager. Le navire bascula, se coucha de plus en plus, et la panique prit le dessus. Plusieurs hommes malades qui n’avaient plus assuré leur quart depuis deux mois firent leur apparition sur le tillac en titubant, la peau noircie, les yeux injectés de sang, s’étant pour ainsi dire levés d’un lit de mort pour en rejoindre un autre. »
Grâce aux journaux et témoignages de plusieurs hommes à bord, notamment un jeune Byron, grand-père du futur poète Lord Byron, et grâce au travail de recherches et de compilation de ces nombreux éléments par David Grann, nous avons une idée assez précise du déroulé des événements, entre le départ des bateaux d’Angleterre jusqu’au retour des rares survivants. Et comme le réel est parfois plus romanesque que la fiction, l’histoire qui se déroule sous nos yeux est prodigieusement ahurissante. Tous les éléments d’un grand récit de mer sont réunis, les maladies, les trahisons, la survie, le soupçon du cannibalisme… Tout ce qui, pour nos yeux d’occidentaux privilégiés du XXIème siècle, nous semble follement extraordinaire. Mais cette immersion dans la vie de ces naufragés tient également à la prose de l’auteur, qui tout en offrant un récit émaillé de citations, de notes et d’informations historiques, sait nous transporter directement au coeur de l’action. Comme ces marins, nous endurons le froid, le vent, la pluie et les orages. Comme eux nous sentons peser sur nos épaules la menace du typhus, du scorbut. Nous approchons le désespoir, la folie, et nous nous interrogeons en permanence sur les moyens mis en oeuvre pour rejoindre la civilisation.
C’est un récit qui se lit comme un roman, en tournant frénétiquement les pages et en se demandant constamment : »Mais que vont-ils faire ensuite ? », « Mais comment vont-ils se débrouiller? ». Toutefois, ce qui m’a semblé extrêmement pertinent, c’est l’éclairage contemporain de cet événements. Bien que nous soyons au plus près des naufragés, David Grann n’oublie pas de questionner le colonialisme, le racisme, la domination occidentale. Lors d’un épisode de rencontre avec des natifs, il questionne la notion de « sauvagerie » au vu du comportement des européens. Cela permet de lire le récit en le dépouillant de la notion narrative d’héroïsme dont sont empreints nos schémas fictionnels. Il n’y a pas de héros, il y a des hommes, avec leur kyrielle de défauts, des hommes plus ou moins arrogants, pleutres ou désagréables, qui tentèrent de survivre dans des conditions hostiles – égarés parfois par leur seule faute et leur sentiment de supériorité. L’auteur pointe également du doigt la question du récit et de qui fait l’Histoire. Qui écrit ce qui restera dans les annales ? Si les philosophes contemporains suédois Abba nous apprennent que « The winner takes it all », le vainqueur gagne surtout le droit de dire, le droit faire valoir sa version du récit comme vraie. Et dans ce microcosme, cette petite société recrée où les luttes intestines ont déchiré les rangs déjà maigres, les batailles pour emporter le droit au récit dominant, au récit « vrai » furent parfois plus rudes que celles livrées en mer ou sur l’île désolée du Wager.
Les naufragés du Wager. David Grann. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Johan-Frédérik Hel Guedj. Editions du Sous-sol, 2023. 437p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
Parce que ce récit parle au daron qui vit en moi – oh yeah des bateaux et des naufrages et des hommes qui survivent – eh bien sachez que ce daron écoute du jazz, et notamment Chet Baker.
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