
« On aime la vulgarité, elle nous protège, nous offre un statut et un certain style. Ensemble, on est sataniques et puissantes, ensemble on n’a peur de rien, c’est une façade entretenue depuis l’enfance. En réalité, on est premières de la classe en tout, de bonnes grandes soeurs, des filles émérites, des mamans aussi dévouées que nos mères à la famille, aux enfants et bientôt aux maris. Mais depuis le debut de l’année, on a compris qu’à trois on pouvait lâcher prise. On est insouciantes et rebelles, on a enfin notre âge. »
Dans quelques semaines les tables des librairies se couvriront de romans sortis pour la rentrée littéraire. On y retrouvera les traditionnelles têtes d’affiche, les noms connus. Mais j’espère que l’on prendra le temps de découvrir certains premiers romans, et notamment celui de Nicole M Ortega, autrice française d’origine chilienne. Et il faut le savoir, que l’autrice est française et écrit en français, tant ce roman n’a rien à voir avec chez nous et tout, de son fond à sa forme, avec l’Amérique du Sud. Trois jeunes femmes, début de l’université, quittent la favela où elles vivent afin de se rendre à Iquique, au nord du pays, pour la fête de la Vierge. Elles voyagent en car et en stop, remontant la longue bande de terre de ce pays qui déteste les femmes et le leur fait savoir.
Le procédé est classique, mais habile. On traverse tout un pays, et l’on croise une galerie de personnages qui permet de donner de l’épaisseur à un territoire, à une Histoire. Les femmes – les « bonnes » femmes », les mères dévouées – ne sont pas censées se trouver sur l’Autoroute, ni le jour ni la nuit. C’est là-bas le territoire des hommes, avec leur violence, leurs névroses et leurs obsessions. Mais à trois on se sent plus fortes, et quand on n’a pas d’argent, on fait feu de tout bois. L’autrice réussit la cascade risquée de donner à voir la crudité de la violence, sans exagération ni pathos, l’effroi qu’elle peut provoquer, tout en ne perdant jamais de vue la fraîcheur de ces trois jeunes femmes gouailleuses, hilares et déterminées. On frôle le pire, on finit par en rire parce que cela sauve de tout.
« Applaudissements et rires gras s’abattent sur notre dignité et nous signalent qu’on est en terrain ennemi. Un combat de vulgarité a débuté dans le taudis. Chaque saillie à venir sera une façon pour les camionneurs de réhabiliter leur masculinité dégradée par la pauvreté et la médiocrité de leur existence. La vulgarité fait le macho. Ce soir, on revisite les grands classiques chiliens, ça sonne comme les paroles d’un reggaeton violent, ou un banquet de tortionnaires nazis du sud du pays. »
La narratrice ne ressemble pas à ses copines, et n’aura pas droit au même traitement par les personnages rencontrés. Elle passe pour une blanche, son père est européen, ici se mêle au reste l’Histoire d’un pays qui a accueilli d’anciens dignitaires nazis. Comme pour tout, on ne nous en dit pas trop, on nous laisse faire le travail, l’idée c’est d’avoir une vision globale de ce que ça fait que d’être une femme dans ce pays, une jeune femme, une jeune femme pauvre avec des rêves et peu de moyens. Et partout, la sororité naît, une toile se tisse entre toutes ces femmes qui ne partagent pas le même destin mais subissent des formes variées de violence. Les petites étudiantes kidnappées sur les routes, les jeunes filles qui se prostituent au bord de l’autoroute, les prostituées des villes, des bars un peu plus chics, les mères trop jeunes, les mères qui le sont devenues après un viol, les mères qui vivent dans leur chair la honte et le secret, les mères qui pleurent les enfants disparus de la dictature. Elles sont toutes là, petits fantômes implorants ou tapageurs, hantant un pays qui ne leur laisse aucun répit.
Et la langue de Nicole M Ortega se pare des atours de la littérature d’Amérique du Sud. Entre le réalisme magique de certains passages, la force incantatoire d’autres, on ne peut qu’être happé-es par ce texte, court, qui nous entraîne dans un road-trip entre fugue et vacances improvisées. C’est fort, c’est beau, il y a des pages entières soulignées dans mon exemplaire, des inventaires infinis de ce qui fait ce pays, comme une succession de synecdoques qui finissent par composer une image complète, rugueuse et amère, une image avec de l’épaisseur, celle de la corporéité de tous les individus qui fourmillent le long des routes, dans les favelas, dans les bars crasseux, à genoux dans les fêtes religieuses, à l’arrière des camions… C’est très, très beau, c’est très, très fort. Rapide et incandescent, comme une comète dans le ciel du Chili.
Même le froid tremble. Nicole M Ortega. Anne Carrière éditions (maison d’édition appartenant au groupe Media Participations), 2025. 165p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
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