
» – Si on n’attend rien, est-il vraiment possible qu’il ne nous arrive rien ? demanda-t-elle
Formulée à voix haute, cette éventualité lui donna un frisson d’effroi.
Henri Jonquois, pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, ne sut pas quoi dire.
Lorsque finalement il ouvrit la bouche, elle ne l’écouta plus. Un sourd appel intérieur l’avait agrippée, si persistant qu’il s’était transformé en un cri. Une idée folle bondissait sur un chemin espéré depuis longtemps. Partir. Simplement saisir la possibilité donnée. »
Vicki n’a pas eu de nouvelles de son frère, Evan, depuis plus de dix ans lorsqu’une lettre de celui-ci lui demande de venir le rejoindre aux Açores où il a un emploi à lui proposer. A ce moment de sa vie, Vicki végète dans un travail qui ne l’épanouit pas, dans une relation adultérine qui ne lui apporte rien. C’est presque une évidence d’accepter et de se rendre dans un somptueux hôtel perdu dans la nature sur une île qu’elle ne connaît pas. L’hôtel appartient à son frère (par quel miracle ? Est-il riche ?) et s’apprête à ouvrir en grande pompe. L’emploi mentionné dans sa lettre est celui de baby-sitter à demeure pour sa file, Anël, une enfant étonnante de neuf ans à la sensibilité touchante et à la mémoire prodigieuse. Vicki ne pensait pas venir là pour jouer les nourrices auprès d’une enfant qu’elle n’a jamais rencontrée pour un frère dont elle n’est même pas proche. Mais elle se laisse un mois pour décider si elle reste ou si elle retourne en France reprendre la vie qu’elle a quittée.
« Ce matin, Anël observait à nouveau Vicki à la dérobée. Couchée sur le canapé les yeux fermés, seule sa main bougeait dans les poils marron et blanc du félin calé sur son ventre. Depuis la table, elle entendait sa respiration rauque se mêler aux ronronnements. De quelle nature était le coeur de sa tante ? En avait-elle aussi plusieurs?
A partir d’un fait historique réel : l’échec du Monte Palace aux Açores dans les années 80, l’autrice Raluca Antonescu tisse une histoire familiale prenante dans un très beau roman d’atmosphère. Dans ce roman, tout est calme. L’hôtel encore vide, la nature tout autour, le lac troublé seulement par les sessions d’apnée d’Evan et les tapotements de sa fille sur le ponton pour compter les secondes. Il y règne une ambiance extrêmement particulière, faite de silence, d’intériorité. Mais, ne vous y trompez pas, ce roman n’est pas austère. Il est juste, tranquille. Et en peu de pages on y trouve beaucoup, mais toujours avec mesure. La seule chose qui semble un peu « trop », c’est cet hôtel. Trop grand, trop loin, trop vide. Comme un personnage de gros animal toujours présent dans le décor. D’ailleurs, je ne l’ai pas du tout imaginé comme il était réellement -magie de l’imagination et des images qui s’imposent d’elles-mêmes à la lecture- mais plutôt comme les hôtels croisés sur le Lac de Côme (beaucoup moins typiques des années 1980).


J’ai beaucoup aimé la mesure avec laquelle l’autrice décrit les relations familiales. Les éloignements, les petites dissensions, des retrouvailles en demi-teinte, des attachements forts mais timides. Il y a une justesse, on ne se dit pas tout, on crève quelques abcès mais d’autres restent en nous, on ne peut pas faire table rase du passé, on avance avec et il nous modèle. Le personnage d’Anël est celui qui m’a le plus touché. Mais c’est parce que j’ai un goût prononcé pour les personnages d’enfants intelligents et sensibles à qui on a toujours parlé comme à des adultes, et qui évoluent sur une ligne de crête entre l’innocence de leur apprentissage de la vie et une certaine gravité. L’autrice ne nous parle pas que de famille, elle parle aussi de classes sociales et le fait avec talent. Ce que ça fait que d’évoluer tous ensemble dans un lieu clos, employés et directeur. Le personnage de Vicki, famille du patron mais nourrice de l’enfant et sans fortune, évolue entre les deux. Elle est le lien entre deux mondes et peut circuler librement des cuisines à la suite de luxe qu’elle ne paye pas. Vicki est également marquée par sa condition de femme, et ses souvenirs témoignent du sexisme latent de la vie quotidienne, ainsi que des injonctions qui pèsent sur les vies et les corps des femmes.
Alors que les deux romans n’ont pas grand chose à voir, j’ai trouvé dans Les trois coeurs du poulpe la même sérénité de lecture que lorsque j’avais lu Le jardin sur la mer de Mercè Rodoreda. Les deux textes sont imprégnés de calme et de nature, d’une atmosphère un peu figée dans le temps à la fois touchante et désarmante.
Les trois coeurs du poulpe. Raluca Antonescu. La Baconnière (maison d’édition indépendante). 2025. 252 p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
On se refait le clip lui aussi tout en atmosphère surannée des Sheffield Boys.
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