A croquer, d’Anne-Fleur Multon

Written by

·

« Marie-Maud veut coucher.

Voilà ce qu’elle se dit dans le car
qui file dans le matin.

Elle veut coucher.

Limite elle s’en fout
que ça soit incroyable
ou même que ça soit juste bien
ce qui est bien c’est

En être.

C’est sûr,
Toutes les filles l’ont déjà fait.

Toutes sauf elle. »

Marie-Maud rentre en Première et pendant l’été elle s’est acheté de nouveaux vêtements, un peu courts, un peu wow, des vêtements qu’elle cache dans la grange chez elle et qu’elle ne met qu’au lycée. Marie-Maud vit dans une ferme avec ses parents et sa grand-mère, va au lycée en car, passe les journées avec ses copains Djibril, Liz et autres. Des journées sous l’oeil des garçons qui regardent Marie-Maud et ses robes courtes, la pupille qui remonte le long des cuisses, et alors elle n’ose pas le dire trop fort mais ça n’est pas désagréable, d’être vue, d’exister enfin dans les yeux des autres. Marie-Maud aimerait qu’on la regarde autrement que comme étant l’Asiate du lycée, elle voudrait des bras qui la serrent et des bouches qui se posent sur elle. Celle de Pierre, ou celle de Liz, ça n’est pas bien clair, l’idée des deux lui rend les jambes molles.

Ce que Marie-Maud n’a pas anticipé, c’est le cours de littérature, les discours charismatiques du professeur, sa manière de la considérer, comme une adulte, comme au-dessus de la masse des guignols de son âge. Enfin quelqu’un la voit, enfin quelqu’un l’estime, c’est doux et brûlant à la fois. De toute façon il va bien falloir que quelque chose se passe, n’importe quoi, juste quelque chose pour arrêter de vivre l’amour et le corps dans sa tête mais être enfin, oui enfin s’il vous plaît, comme les autres. Ce n’est pas possible d’avoir envie d’aimer si fort et que personne n’en fasse rien. Ce n’est pas possible que personne n’ait remarqué Marie-Maud.

 » allez bah à plus hein
fait Pierre
qui détourne les yeux
pour ne pas voir
ceux de Marie-Maud
putain elle est tombée amoureuse de lui
c’est toujours pareil
après elles le
dégoûtent
lui ce qu’il aime c’est
la chasse
la traque
il se voit comme un pêcheur conscient
qui relâche ses proies,
après leur avoir troué la mâchoire
avec un crochet »

Que je vous dise déjà tout le bien que je pense de la collection « L’Ardeur » aux éditions Thierry Magnier. Voilà une maison qui a eu l’intelligence de regarder en face les adolescent-es, leurs envies, leurs besoins, et qui a créé une collection dédiée à l’apprentissage de la vie affective et sexuelle. Quand on est ado, on a envie de lire ça, on a besoin de frotter son désir aux désirs des autres, c’est normal. Et ce qui est encore plus normal, c’est de donner à lire aux jeunes personnes des textes qui leurs ressemblent. Des textes où les personnages, de leur âge, avec les mêmes envies et absences d’expérience, viennent explorer l’inconnu du sexuel. Le tout en y mettant de la joie, de l’érotisme, en quittant le rivage des cours de biologie où toute notion de plaisir s’efface, en y parlant aussi de toute l’ambivalence que cela peut générer, sans honte, sans peur.

Et maintenant alors je peux vous parler de la force et la finesse du travail d’Anne-Fleur Multon, qui réussit à écrire un ouvrage où la lecture peut être différente selon l’âge (il me semble), et où la question de la honte, de la culpabilité et la responsabilité est traitée de manière magistrale. A croquer parle de ce désir dévorant que quelque chose nous arrive, à l’adolescence. Et je suis certaine que c’est une expérience partagée par beaucoup. On veut en être, passer de l’autre côté, avoir des choses à se raconter à mi-voix dans la queue du self ou à l’intercours, des petits mots à se passer en classe, des messages à envoyer le soir. On veut les papillons, les vagues d’émotion. On est sorti-es de l’enfance et pas du tout encore des adultes, on veut retrouver la douceur des bras qui nous entourent et nourrir le feu dans notre ventre. On veut s’inventer des histoires, y croire, être le personnage principal de notre vie.

Et parfois on rêve si fort que quelque chose se passe, que lorsque quelque chose se passe et que ça n’est pas du tout ce dont on avait rêvé, on se dit que c’est de notre faute, que si l’on n’avait pas voulu à tout prix vivre un truc, eh bah le gros doigt du destin nous aurait laissé tranquille. Et Anne-Fleur, de sa plume douce comme une caresse, vient nous chuchoter « non, tu n’y es pour rien, il n’y a aucun prix à payer pour vouloir avoir le coeur qui bat vite et fort ». Anne-Fleur nous fait cheminer aux côtés de Marie-Maud, le regard tendu vers ses envies, sa joie, ses indécisions, et dessine sur le côté les dangers qui la guettent, que l’on voit plus ou moins, je crois, selon notre âge, nos expériences.

Mais, refusant de faire de son héroïne une victime incapable d’agir, Anne-Fleur lui donne des crocs, acérés, lui donne une voix, et des bars qui la portent, et des femmes autour d’elle pour la soutenir quand il faut. Elle balaie l’idée que les expériences douloureuses doivent s’accompagner de solitude, de silence et de honte et, ce faisant, retisse la toile dense et solide de la sororité. C’est émouvant car c’est une réponse concrète à ce dont on a besoin aujourd’hui : face à l’échec répété de construire un monde dépourvu d’agressions, peut-être qu’une manière d’y faire face c’est de dire, haut et fort, c’est de croire, c’est de faire bloc face à ceux qui prospèrent dans la vulnérabilité et la solitude de leurs proies. Ici, sous la jolie forme des vers libres, on laisse s’exprimer les envies, les amours plurielles – merci de visibiliser la bisexualité c’est trop rare – les peurs, la vulnérabilité et la force. Tout ce qui cohabite dans le coeur et le cerveau des adolescent-es, tout ce qui peut et doit exister, tout ce qui fait la densité et la richesse de ces vies si intenses.

A croquer. Anne-Fleur Multon. Éditions Thierry Magnier (maison appartenant au groupe Actes Sud), 2025. 399p.

  • On écoute quoi aujourd’hui?

On se plonge dans l’excellent nouvel album de Newdad, Altar, sorti tout récemment.

Laisser un commentaire