Lundi c’est loin, d’Oisín McKenna

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« Une baleine se retrouve coincée dans la Tamise. Une baleine rare, une baleine de grande taille, un hyperoodon boréal pour être précis. Cinq mètres de long, douze tonnes de lard frémissant et d’os. Elle se débat, paniquée, son corps à moitié échoué près des chariots de supermarché et des seringues de Bermondsey Beach. Dès le vendredi, c’est une star. On lui donne un surnom sur Twitter. On incruste sa photo sur des images des Simpson, du Seigneur des Anneaux, d’Harry Potter – au début, c’est un mème hilarant, puis ça devient une mode agaçante quand les marques commencent à s’en emparer pour vendre leurs produits sur Instagram. Tout à coup, il convient d’avoir un avis. »

Lundi, c’est loin mais pour le moment c’est encore vendredi soir, un vendredi soir moite, qui fait coller les chemises et ne laisse passer aucun souffle d’air frais. C’est l’heure de la fin du travail qui a sonné, l’heure d’aller boire un verre en terrasse avec des ami-es, de rentrer chez soi préparer le dîner, la soirée encore toute neuve qui ouvre sur deux jours de fêtes, ou de moments en famille. C’est le programme d’Ed et Maggie, anciens fêtards assagis par la grossesse de Maggie. Elle, elle fête la fin de son emploi, bientôt le couple ira s’installer en banlieue, élever un enfant à Londres est bien trop onéreux. Lui, il tente de ne pas perdre pied dans une vie qui le dépasse, il s’apprête à préparer un dîner pour sa copine, mais ça c’est avant de croiser le regard invitant d’un type à une station de métro, puis dans le même mouvement de croiser le meilleur ami de sa copine qui n’en a pas manqué une miette. Week-end de merde en perspective pour Ed.

Le meilleur ami de Maggie, c’est Phil. Ce week-end là il doit justement voir Maggie, qui doit lui annoncer un truc. Mais il y a aussi une soirée dans la colocation qu’il occupe, ainsi que sa mère qui doit aussi lui dire quelque chose, et l’enterrement de vie de jeune fille de la copine de son frère. Ça fait beaucoup, et Phil aimerait bien pouvoir se concentrer uniquement sur le garçon magnifique qui passe ses nuits avec lui, qui est aussi son coloc, et son ami, et qui a déjà un copain mais eh si c’était simple on n’en ferait pas un roman d’accord ? Il y a le frère de Phil, la mère de Phil, la mère d’Ed, le mari de la mère de Phil. Il y a un microcosme entier qui s’agite et s’apprête à plonger dans un week-end où rien ne se passera comme prévu. Un week-end décisif pour certains, chaotique pour d’autres.

J’adore ce genre de romans dès qu’ils sont bien faits. Et j’adore aussi la littérature irlandaise, alors j’avais beaucoup d’attentes sur le premier roman d’Oisín McKenna (et si l’ambiance londonienne prend le dessus, l’Irlande est bien là, jamais trop loin, toujours à propos). Le côté « coming of age » de jeunes adultes un peu dépassés par cette vie de responsabilités, les changements de vie, les étapes, ces moments charnières où l’on se tient sur le seuil d’une nouvelle ère de notre existence et que l’on s’attarde un peu à regarder par dessus son épaule avec une petite mélancolie sourde. J’aime tout ça, et j’ai trouvé tout ça dans « Lundi, c’est loin » (même si je lui préfère le titre original d’Evenings And Weekends). L’auteur a la finesse de nous glisser dans plusieurs corps et esprits, plusieurs âges, plusieurs personnalités afin d’embrasser la complexité des relations et de la communication avec les gens que l’on aime et que l’on connaît pourtant par coeur. Dire, être vulnérable, s’ouvrir en deux pour en extraire ses doutes, ses craintes, ses besoins, c’est effrayant. On est souvent sur le point de, on est arrêtés par un geste infime, quelque chose que l’on perçoit chez l’autre, un élément extérieur quelconque. Ce sont toutes ces petites choses qu’Oisín McKenna réussit à saisir tout au long de ce week-end caniculaire.

Sous l’oeil de cette énorme baleine qui pourrait tout aussi bien être l’immensité de leurs embarrassantes pensées et réflexions, les personnages se débattent pour s’extirper d’un marasme absurde : exister et être maître-sse de son existence. Sans jamais tomber dans le cynisme ou la distanciation blasée, l’auteur fait au contraire le pari d’une tendresse et d’une complexité qui nous prennent au coeur. Impossible de se sentir trop loin de ces personnages attachants jusque dans leurs agaçantes imperfections. Ils nous ressemblent trop pour qu’on les méprise. Finalement, on achève le week-end avec le petit soupir des dimanches soirs chargé de saudade, la fête est finie, il faut quitter Maggie, Ed, Phil et les autres, et reprendre notre propre chemin. Il aura été heureux de croiser le leur.

Lundi, c’est loin. Oisín McKenna. Traduit de l’anglais (Irlande) par Olivier Deparis. Editions de l’Olivier (maison filiale du groupe Media Participations). 2026. 315p.

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