La Paon, de Taous Merakchi

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 » J’ai mis un temps fou avant de pouvoir dire, sans bafouiller, que je me trouve très drôle. Une femme drôle, ça alors, quelle drôle d’idée. Il faut sans cesse le prouver, si on l’affirme. « Vas-y, fais-moi rire! » Je ne suis pas drôle pour huit milliards d’êtres humains, non, mais je ne connais aucun homme qui le soit non plus et ça ne les empêche pas de se revendiquer comme des mecs marrants, donc ce n’est pas parce que je n’ai pas réussi à faire rire Régis quand il m’a sommée de le faire que ça veut dire que je ne suis pas une femme marrante. Je ne fais juste pas rire Régis, et ça tombe bien, parce que je n’en ai aucune envie. À choisir, Régis, je préférerais le faire pleurer. »

J’ai reçu Le Paon par la Poste, au moment de sa sortie, avec un mot adorable dedans, de la main de Taous. Je l’ai mis dans ma pile, puis dans ma bibliothèque, avec les livres à lire. Et il a attendu, sagement, patiemment. Je savais que lui et moi, on avait rendez-vous, quand on serait prêts. Quand je pense à celle que j’étais quand je l’ai reçu, je crois que c’est heureux que j’aie attendu. Je suis bien plus en capacité de recevoir aujourd’hui ce qui se joue dans ces pages.

La collection Bestial, de chez Lattès, donne la parole à des écrivain-es afin qu’iels s’expriment sur leur rapport à un animal. Pour Taous, dont le prénom veut dire « Paon » en kabyle, le sujet était donc tout choisi. Au fil de son récit, elle s’exprime sur ce que c’est que de grandir avec un prénom kabyle, de la manière dont la société l’a perçue et la perçoit encore. Ce rapport de fierté et de honte mêlées, indissociables, difficiles à équilibrer tant notre nom nous représente aux yeux des autres et nous permet de nous construire.1

« Alors quand j’ai réussi à réintégrer la société, j’ai un peu perdu le sens des proportions. J’ai dû faire des centaines d’allers-retours entre ce que je voulais être, ce que j’étais, ce que je croyais que les autres voulaient que je sois, sans jamais trouver où me positionner. J’ai essayé de dompter la bête de ferme pour la rendre aussi charmante que possible, mais dès que je commençais à faire la roue, je voyais bien que ça en décevait beaucoup. »

Et là où Taous a su me saisir, et venir cogner contre un endroit un peu à vif en moi, c’est en utilisant l’image du paon pour parler de nombrilisme (terme qu’elle préfère à celui de narcissisme). Car Taous est une femme dans une société pétrie d’injonctions envers les femmes, et que parmi ces injonctions, il y a celle de la modestie. Une femme, ça ne dit jamais qu’elle se trouve belle, ou drôle, ça ne pense pas à soi, c’est le don de soi, ça baisse les yeux et ça nie quand on lui dit qu’elle est super. Ca ne parle pas trop fort, ça ne rit pas trop fort, et ça ne l’assume surtout pas. Je me suis reconnue dans ses mots, dans ses insécurités et dans son oscillation permanente entre un ego qui part en torche, et une confiance en soi au ras du sol.

Vous voyez d’ailleurs ce que je suis en train de faire ? Je suis en train d’utiliser une chronique sur le livre de quelqu’un pour en fait parler de moi. Habile, non ? Vous allez faire quoi, porter plainte ? Non, ce qui fait l’universalité du texte de Taous, c’est qu’avec un savant mélange d’histoire personnelle et de références d’autres autrices2 elle met face à nous un miroir pour observer le rapport à notre propre vanité (et profiter du miroir pour se dire, eh, mes cheveux sont incroyables aujourd’hui). Après avoir vécu (et continuer de le faire car on ne change pas un régime équilibré) des années dans la honte en pensant être une affreuse personne car je me sais plutôt nombriliste, j’ai compris qu’en fait ça n’était en rien exceptionnel (et ça me rassure) mais aussi qu’avoir une haute opinion de soi ne signifiait pas que l’on en avait une basse des autres. S’aimer n’empêche pas l’empathie.

Comme Taous, j’ai grandi avec un père persuadé d’être au dessus des autres, et qui m’a mise sur un piédestal intellectuel pendant de trop nombreuses années. Comme elle j’ai été persuadée de devoir briller, de devoir avoir une existence exceptionnelle. Jusqu’à ce que l’on grandisse, et que ce genre de petite fantaisie égotique trouve sa juste place dans notre for intérieur. Mais on se débarrasse difficilement de la projection des autres sur soi. Alors entre une éducation dysfonctionnelle à moins trois sur l’échelle de Montessori, et une société qui me dit que je dois être belle mais ne pas le savoir et ne pas le dire mais quand même faire des efforts, bref, vous voyez l’usure.

« Je suis une femme intense. Mais ça ne se manifeste pas uniquement quand j’ai un public. Je ne suis pas intense par désir de représentation, je le suis par nature, par défaut. […] L’expression de ma joie le dérangeait. »

Alors j’ai corné plein de pages, parce que j’ai eu l’impression que Taous et moi, on se savait. Qu’on pouvait se regarder sans ciller, l’une et l’autre mais aussi soi-même, qu’on savait dans quel genre de vie on avait les deux pieds. C’est parfois épuisant, une vie de drama, une intensité hors de contrôle, l’impression de gêner, de se réveiller en étant super mais aussi de se coucher en se disant qu’à cette soirée on a trop parlé ri trop fort encore été le centre de l’attention pas laissé assez de place et que de toute façon on ne fait jamais ce qu’il faudrait pour être dans le cadre.

On est plein, à ne pas être dans le cadre. À rire trop fort, à avoir l’égo en métronome, jamais bien calé mais toujours en oscillation, à chercher l’endroit confortable pour être à la fois pleinement soi-même mais pas non plus un boulet en société. Bon, vous voyez l’idée, la vie quoi. Alors, c’est peut-être bête, mais merci Taous, de sortir publiquement ce qui se passe dans nos petites têtes, d’exposer nos névroses pour les faire sécher au soleil.

Le Paon. Taous Merakchi. JC Lattès (maison appartenant au groupe Hachette Edition), 2023. 191p.

On écoute quoi aujourd’hui ?

  1. J’ai beau porter un prénom peu commun, il arrive du nord de l’Europe, du lieu d’une altérité valorisée, très blanche, et mis à part d’innombrables erreurs d’orthographe ou de prononciation, je n’ai jamais eu honte de mon prénom. Alors lire que ce qui est pleinement constitutif de notre identité peut servir un agenda raciste, discriminant, moqueur, ça me donne envie de retrouver toutes les personnes qui se sont moquées de Taous et de leur mettre un énorme poing-claque. ↩︎
  2. Notamment deux, au cas où vous les croiseriez sur votre chemin : Rachel Vorona Cote, Erica Nicole ↩︎

3 réponses à « La Paon, de Taous Merakchi »

  1. Avatar de Phanie
    Phanie

    Que c’est doux d’avoir l’impression de se réveiller dans les années 2010 en prenant le temps de lire des blogs et d’avoir le temps.
    « une haute opinion de soi ne signifiait pas que l’on en avait une basse des autres. S’aimer n’empêche pas l’empathie. » et ça ça sauve tjs, surtout des mecs médiocres
    Merci pour le billet et belle journée.
    Phanie

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    1. Avatar de Sol

      Merci pour ce retour 🙂 j’aime tant le retour aux blogs, au fait de commenter, de retisser du lien. C’est une socialisation plus douce que les réseaux sociaux, et j’y retrouve vraiment un grand bonheur.

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      1. Avatar de Phanie
        Phanie

        Et c’est aussi différent de la nécessaire spontanéité obligée des échanges et réponses d’instagram.

        Je survalide 😀

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