
» Peut-être que la féminité, ainsi qu’on me l’avait appris, était arrivée à son terme. La féminité, en tant que personnalité culturelle, n’exprimait plus rien pour moi. Il était évident que la féminité, telle qu’elle était écrite par des hommes et jouée par des femmes, était le fantôme épuisé qui continuait à hanter le début du XXIe siècle. Qu’en coûterait-il de sortir de son rôle et de mettre un terme à ce récit? »
Je n’avais toujours pas lu Deborah Levy. On m’avait dit des dizaines de fois « tu vois c’est un peu comme Deborah Levy » et j’étais obligée d’avouer que je n’avais pas lu Deborah Levy. Quand on fait mon métier, ai-je cru comprendre, c’est presque une faute professionnelle, surtout quand on a mes goûts. Ca semblait évident à tout le monde que j’avais déjà lu depuis longtemps Le Coût de la vie, le reste de son oeuvre également. Alors je me suis retrouvée à quatre heures trente du matin devant ma valise avant de partir à Bruxelles et il fallait choisir trois ou quatre livres, le choix d’une vie évidemment, un poids, une pression sur les épaules, allais-je forcément faire le mauvais, passer des vacances médiocres car j’aurais chargé mes bagages de titres qui, puisqu’ils étaient dans mes étagères, m’avaient forcément intéressés à un moment mais là, là tout de suite dans la petite nuit du mois de mars je ne savais plus, je les trouvais ternes et sans joie, et rien ne me tentait, tout était nul, pourquoi pas se recoucher et Adieu Berthe. J’ai respiré un coup et j’ai mis Deborah Levy dans mon petit sac à dos.
« Non, je ne connaissais pas tant de femmes désireuses de réveiller le fantôme de la féminité. Qu’est-ce qu’un fantôme, de toute façon? Le fantôme de la féminité est une illusion, un mirage, une hallucination collective. C’est un personnage retors à jouer et un rôle (sacrifice, endurance, souffrance joyeuse) qui a rendu certaines femmes folles. Ce n’était pas une histoire que j’avais envie d’entendre encore une fois. »
J’ai commencé Le Coût de la vie dans le train pour Gand, il a été instantanément évident que, premièrement, j’avais besoin d’un stylo pour annoter l’ouvrage, et deuxièmement, que j’étais face à un texte qui allait me marquer pour longtemps, scellant ici le récit de ma rencontre avec Deborah Levy ainsi qu’un moment fondateur dans ma manière de penser l’écriture de soi. Alors de quoi ça parle, Le Coût de la vie ? Eh bien de la vie, oui oui, et ce que l’on met en place pour avoir « une quantité suffisante de bonnes choses ». Entre récit de soi, journal, considérations sur l’existence, Deborah Levy se prend comme sujet. A l’aube de sa cinquantaine, l’autrice se sépare de son conjoint, se retrouve à élever ses filles (la plus grande part rapidement du foyer) dans un petit appartement londonien assez peu attrayant, essaye d’écrire depuis le fin fond d’une cabane de jardin qu’on lui prête. Bref, c’est le renouveau, une vie chiche que l’on cherche à meubler avec ce que notre intériorité possède de précieux.
J’en parlais avec A., fervente lectrice de Deborah Levy, et lui disais que, sans vraiment pouvoir expliquer pourquoi, j’étais persuadée que si l’autrice était née vingt à trente ans plus tard, elle aurait écrit des newsletters. De ce genre – si riche et que j’aime tant – que l’on voit fleurir sur Substack en ce moment. Car l’ouvrage est formé de chapitres où l’autrice donne à voir un événement de sa vie, parfois initialement sans importance, une petite banalité (sans que cela soit à aucun moment péjoratif, nos vies sublimes et grandioses ne sont qu’un agglomérat de moments sans rien de remarquable). Au fil de ces chapitres, chaque événement est observé avec un peu de recul, jusqu’à prendre la forme d’une réflexion plus globale, quasi philosophique parfois, des leçons de vie – jamais surplombantes. Procédé narratif que l’on retrouve aujourd’hui chez des générations plus jeunes dans le format des newsletters (elles-mêmes écrites de cette manière car Deborah Levy et les autres ont écrit avant, blablabla, intertextualité et filiation, vous saisissez l’idée).
» La nuit est plus douce que le jour, plus silencieuse, plus triste, plus calme, le bruit du vent qui frappe aux fenêtres, le sifflement des tuyaux, l’entropie qui fait craquer les parquets, le bus de nuit fantomatique qui passe et repasse – et toujours dans les villes, un son lointain qui ressemble à la mer, qui n’est pour quand que la vie, plus de vie. Je me suis aperçue que c’était ça, que je voulais, après la mort de ma mère. Plus de vie. »
L’écriture de Deborah Levy me bouleverse car, malgré des années à lire et à explorer, j’ai eu le sentiment pour la première fois de me dire « ah, on peut écrire comme cela, on peut écrire sur cela. » On peut prendre son quotidien de femme, son quotidien banal, si insignifiant aux yeux des gens, et en tirer une connaissance de soi si aiguë qu’elle devient tranchante. On peut valoriser ce quotidien par l’acte d’écrire, dans un mouvement d’une folle générosité : donner à voir aux autres une intériorité d’une désarmante sincérité, tout en poursuivant ce chemin de l’observation de soi. Et l’autrice le fait avec un tel équilibre, une vivacité d’esprit, un humour et une salvatrice colère, qu’on ne peut que souligner la moitié du livre.
J’ai été surprise, je crois, de la portée féministe du texte. De ces réflexions sur la maternité, la féminité, la construction du soi en tant que femme. Je ne m’y attendais pas, je crois que je n’avais jamais identifié l’autrice pour ces thématiques, et j’ai été éblouie de la clarté de sa pensée. Il m’a fallu choisir les passages à vous partager ici et j’ai hésité, de nombreuses fois. J’aimerais tout vous donner à lire, mais je crois qu’il est plus juste que vous fassiez connaissance à votre rythme avec Deborah Levy, que vous vous familiarisiez avec sa voix, superbement traduite par Céline Leroy.
» A quoi peuvent bien nous servir des mères rêveuses ? Nous ne voulons pas de mères qui portent le regard au-delà de nous, qui désirent être ailleurs. Nous avons besoin qu’elles soient de ce monde, pleines de vitalité, capables, entièrement présentes pour répondre à nos besoins. »
Le Coût de la vie. Deborah Levy. Traduit de l’anglais par Céline Leroy. Editions du Sous-Sol (maison appartenant au groupe Editis). 2020. 174p.
On écoute quoi en ce moment ?
On n’écoute pas particulièrement un truc mais on regarde la vidéo qui m’a apporté de la joie ce matin, c’est à dire Andrew Garfield, ce petit sucre – would kill to protect him – lire des Thirst Tweets. Cette vidéo n’est pas récente mais revenir à des fondamentaux c’est bien aussi. Tant d’innocence, d’humilité et d’humour dans une personne c’est presque trop pour moi.
Répondre à Sol Annuler la réponse.