
« Car c’est là une vérité humaine et profonde que les âmes terrestres en général ne se sentent pas à l’aise tant qu’elles se ne trouvent pas en sécurité entre les mains d’une puissance supérieure à la leur. »
Marie de France est une bâtarde, mais une bâtarde de sang royal. Après avoir passé quelques années de sa vie à la cour, elle en est exilée par Aliénor d’Aquitaine et est envoyée dans une abbaye anglaise. Le but est de faire d’elle la nouvelle prieure, puis la future abbesse. Une vie de dévotion, à redresser un lieu qui sombre dans la famine et la mauvaise gestion. Et si Marie pense son sort temporaire, elle va rapidement comprendre que l’abbaye sera son tombeau.
Après une période d’abattement, la jeune femme, robuste, massive et résignée, embrasse son rôle avec sérieux. Travaux, remise en ordre de la comptabilité, projets d’agrandissement… L’intendance se mêle aux ambitions littéraires de la prieure, qui essaye d’acheter son retour à la cour par la rédaction de fables, hélas sans succès. C’est ainsi que nous suivons la vie de Marie, parsemée de visions qui l’enjoignent à mettre en place d’ambitieux travaux, à éloigner l’abbaye de la vue des laïcs, à créer un cocon matriciel où protéger religieuses et oblates. Lorsque l’abbesse fait construire un vaste labyrinthe végétal pour rendre l’abbaye inaccessible, elle suscite colère et ressentiment de la part des hommes des villages alentour, car « les femmes agissent contre toutes les lois de l’obéissance quand elles se rendent inaccessibles« .
« Un jour, Marie regarde ses mains et voit qu’elles sont tachetées, noueuses. Elle est vieille, songe-t-elle avec surprise.
Pour empêcher les loups de descendre des collines voler les agneaux, Marie demande à ses nonnes de construire un mur de pierre autour de leur pré, si haut qu’il soit infranchissable. Cela dure le temps d’un paresseux automne. »
Le roman de Lauren Groff suit un déroulé du temps très doux, sans à-coups. Si des rebondissements viennent ici et là bousculer un peu la temporalité, il ne faut pas s’attendre à plonger dans un texte au rythme effréné. Ici on prend son temps, on se mêle aux nonnes dans leur quotidien de labeur et de contemplation. Les saisons passent, les années, les décennies. Des femmes meurent, d’autres arrivent, une aile est construite, puis une autre, le confort s’accroît. C’est une vie simple, et cela rend la lecture assez hypnotique. J’aime ces romans portés par de grands destins, mais dont le rythme impose une humilité. La vie est une succession de petits instants, de menus travaux, d’amitiés indéfectibles ou déçues.
J’avais déjà été émerveillée par le travail de la langue dans les romans de Lauren Groff, ce vocabulaire qui sied à l’époque, cette sensation d’être au plus près du personnage. Ici, l’immersion est totale, on est une nonne ou une oblate de l’abbaye, on partage les joies, les peines, les travaux pénibles et les affinités électives entre femmes retirées du monde. Lauren Groff tisse le romanesque autour de la fine trame du réel. En vérité, on ne sait pas qui était Marie de France, nous n’avons que des suppositions. On ne sait rien de son amour pour Aliénor, de sa vie dans une abbaye ou de ses visions. Mais le pouvoir de la littérature, c’est de donner une vie à cela, à ces possibilités devenues où non le réel. Ici, c’est le sang royal qui est mis en scène, ainsi que le côté mystique et l’amour lesbien. Cela sied à l’histoire, qui s’en trouve magnifiée. Lauren Groff nous livre encore une fois un texte travaillé, ample mais d’une grande accessibilité, qui nous plonge dans une période historique fascinante.
Matrix. Lauren Groff. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau. Editions de l’Olivier (maison appartenant au groupe Media Participations). 2023. 300p.
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