Abel, d’Alessandro Baricco

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« Cela me semblait à présent un plan insensé que de créer un avant-poste de rationalité là où tout fonctionnait depuis des millénaires grâce à l’instinct des créatures, l’intelligence des arbres, la logique de l’eau, les lois de la lumière. Qu’avions-nous imaginé apporter, ou corriger, avec notre capacité à combiner des pensées qui fascinait tant Aristote et sur laquelle Descartes lui-mêmes était prêt à parier ? Nous cherchons simplement un moyen de gagner de l’argent, aurait dit mon père? Probable. Mais face à cette scène poignante, trois petites constructions adossées à la courbe du fleuve , l’idée me vint que nous tentions également de créer au-delà du créé, avec une force d’animal minuscule qui cependant pouvait énormément, capable par magie de contraindre l’eau, de dompter la volonté des bêtes, de décider de la vie et de la mort. Nous avions un plan, et il n’était pas pire que celui de la forêt. »

Il y a le désert, le bruit du désert, le vent, le sable, la végétation sèche et le bruit de la détonation. C’est un désert de western, il vient habité d’hommes qui tirent. D’un homme qui tire, plus précisément. Il s’appelle Abel. C’est un pistolero arrivé là avec son père et ses frères et soeurs. La conquête de l’ouest la plus pure et simple. C’est un homme qui arpente ce western comme une scène de théâtre, et qui essaye de penser le monde, sa vie, son métier, grâce à la philosophie. Comme toujours avec Alessandro Baricco, on met les pieds dans un lieu aux confins de l’onirique et du symbole.

Car ce western ressemble bien trop à un western pour en être un . Car Alessandro Baricco aime jouer, avec le lecteur mais aussi avec les décors. Les pistolets, les saloons, les bandits et les femmes indépendantes qui obsèdent les hommes et ne se retournent pas quand elles partent. Le poker, l’alcool, les chevaux. On n’est pas dans un western, on est dans le fantasme de celui-ci, coincés dans une image d’Epinal avec un philosophe incongru, qui tire sa sagesse de ses pistolets.

« Je ne sais pas pourquoi, mais j’adore le Mystique. Je l’exécute à tirs croisés. De la main droite je vise la cible de gauche et vice versa. Si on essaie de faire le geste, cela peut s’expliquer. En se croisant, les lignes de tir préservent le troisième point, au centre, sur lequel se pose le regard vide, pour tout voir. Elles l’enserrent dans cette morsure, en traçant une élégante figure géométrique : elles acquièrent ainsi une autorité que j’apprécie. »

Alors on y trouvera ce que l’on est venu-es chercher. Un texte d’une grande poésie, parfois un peu déconcertant, à la temporalité volontairement floue. Je garde en tête un chapitre de discours lors d’un enterrement que j’ai trouvé brillant, drôle, touchant, purement génial. Un chapitre cependant est pour moi totalement incompréhensible au niveau de l’intention. Je ne peux pas imaginer qu’il soit un impensé de la part de l’auteur (une forme de banalisation d’une scène d’inceste maternel) mais je n’en vois aucun écho ailleurs dans le roman et reste avec mes interrogations quant à la nécessité ou pas de ce chapitre. Element romanesque comme le reste ? (alors que l’on sait d’autant plus aujourd’hui que ce sujet, comme celui des VSS en général, n’est plus un ressort narratif acceptable juste pour remplir des pages) Element de dénonciation de quelque chose mais de quoi ? Cela oriente forcément le récit, mais je n’arrive pas à voir dans quel sens. C’est le seul bémol à mon sens. Pour le reste, Abel, un western métaphysique, est un roman comme sait les manufacturer Baricco. Poétiquement flou, acéré à certains moments, comme une lentille qui fait la mise au point, des décors de rêves d’autre chose, tout en symbole, tout en archétypes, tout en clichés mais jamais lui-même un cliché. Habile.

« Je longe les traces sur la piste, elles sont une prophétie qui se réalise, escortée de vols d’oiseaux ancestraux. C’est à en crever de gratitude et de consolation. Puisse cet instant ne jamais m’abandonner, et devenir partie de moi, vie contre la mort, sang sous la peau. »

Abel, un western métaphysique. Alessandro Baricco. Traduit de l’italien par Lise Caillat. Editions Gallimard (maison appartenant au groupe Madrigall), 2025. 159p.

On écoute quoi aujourd’hui ?

5 réponses à « Abel, d’Alessandro Baricco »

  1. Avatar de Anne-lise Nogue
    Anne-lise Nogue

    Cette scène d’inceste maternel dont tu parles (mais je n’ai pas encore lu le livre donc c’est impression – interprétation ++), ca me fait beaucoup penser à une scène analogue dans la trilogie québécoise Le goût du bonheur de Marie Laberge. À l’époque, j’avais trouvé ca marquant et hyper intéressant (et je n’avais pas foncièrement travaillé sur les VSS subies par le passé) mais avec ta réflexion, je me retrouve à me demander si vraiment, c’était nécessaire. Ou si c’était bien justifié concernant la trame de l’histoire et l’arc narratif des personnages impliqués. Bref, si jamais tu as lu cette trilogie, n’hésite pas à me donner ton avis!

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    1. Avatar de Sol

      Alors je n’ai pas lu cette trilogie donc je ne pourrais pas te dire. Mais clairement plus le temps passe et plus je me rends compte que des scènes qui me passaient au dessus avant, ou que je ne remarquais même pas, aujourd’hui me posent pas mal de questions, notamment au sujet de l’utilité dans l’intrigue. Pas que je sois devenue prude avec le temps, ou sensible. Mais aujourd’hui je questionne beaucoup plus la nécessité narrative. Après avoir déconstruit la manière dont les VSS étaient présentes partout et tout le temps, la culture du viol et de l’inceste etc, je me dis qu’il est peut-être nécessaire d’interroger ce genre de représentations. Parfois ça sert, parfois on ne sait pas ce que ça fout là.

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      1. Avatar de Anne-lise Nogue
        Anne-lise Nogue

        Parfois, c’est juste une représentation des traumas ou peut-être des fantasmes malsains des auteurices?

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      2. Avatar de Sol

        Je ne sais même pas. Parfois c’est juste banalement là, comme un truc mille fois vu et revu, juste un angle mort.

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      3. Avatar de Anne-lise Nogue
        Anne-lise Nogue

        Meuf c’est beau. C’est vraiment le genre de scène qui crie: comment je remplis un trou dans mon arc narratif qui le rendrait moins plat? Genre honnêtement, j’ai lu Beach read et autant j’ai aimé les personnages et l’histoire, autant l’histoire de leurs traumas, surtout ceux d’Augustus, m’a laissé un goût amer de omg comment faire pour rendre Augustus agréable alors qu’il ne l’est pas et c’est pas grave! Bref, vive le dimanche soir qui me plonge dans des abîmes de négativisme. Heureusement aue j’ai commandé une pizza et que je regarde Atlanta.

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