
« Déjà pourtant, le soleil, le vent léger, la blancheur des asphodèles, le bleu cru du ciel, tout laisse imaginer l’été, la jeunesse dorée qui couvre alors la plage, les longues heures sur le sable et la douceur subite des soirs »1
J’ai dix huit ans, ou quelque chose dans ce goût là, lorsque j’effectue mon premier vrai stage en librairie. Je suis à la fac et je passe une semaine dans la ville de mon adolescence à ranger des livres de poche, heureuse, sûre déjà que ce sera dans un lieu similaire que je passerai les heures les plus douces de ma vie professionnelle. En partant, je chipe quelques marque-pages promotionnels des éditions Folio. Sur l’un, une citation de Camus. Je la trouve si belle que je la garde en tête longtemps, oubliant dans quel recueil elle se situe mais, qu’importe, quand on a dix huit ans on aime renforcer les piliers de sa personnalité avec des citations de livres qu’on n’a pas lus et des avis péremptoires.
J’ai dix neuf ans, ou dix huit, enfin toujours dans ces eaux-là, et je suis à la fac. Ma professeur de littérature contemporaine est une camusienne enthousiaste. Quand elle en parle, on dirait qu’elle est un peu amoureuse. J’ai du mal à comprendre pourquoi, Camus m’apparaît sérieux et triste. A ce moment-là, celui où je lis et révise La Peste pour décrocher ma licence, nous n’avons pas grand chose à nous dire, Albert et moi. L’Étranger m’est un peu passé à côté, il fait partie de la kyrielle des grands hommes morts et vénérés. Je suis une jeune femme si vivante que c’en est épuisant, je suis persuadée que nous avancerons toujours sur des droites parallèles.
« Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit. »
J’ai trente quatre ans et dans la bibliothèque de mon salon qui regroupe les livres que je n’ai pas encore lus se trouve L’Été. C’est un recueil de textes assez court que j’ai acheté il y a environ dix ans, dans une frénésie d’avoir toujours sur moi des textes courts, lisibles dans les transports ou les salles d’attente. C’est l’un des textes les plus anciens qui se trouve chez moi, en terme d’achat. Je n’ai pas envie de lire l’Été, Camus m’apparaît toujours autant comme l’intellectuel morose de l’université. Mais c’est un soir comme il en arrive tant, un soir de fatigue qui brouille la rationalité. Dans ces cas là je ne sais pas quoi lire, je me traîne devant la bibliothèque, je souffle, aucun des titres de la centaine d’ouvrages qui me regarde ne m’intéresse. Tout est nul, la vie comme le reste, je n’aurai plus jamais envie de lire, je ne sais rien et je suis inculte2.
Il me faut un texte court à picorer ce soir-là pour ensuite me plonger dans la pile de romans plus récents qui attendent mon attention. Je prends l’Été, sans grande conviction et se produit alors ce qui ravive toujours à mon esprit le pouvoir inexplicable de la littérature : le coup de foudre. Camus c’est le type à lunettes que vous ne croisiez qu’à la bibliothèque et à qui vous n’auriez parlé sous aucun prétexte. Et un soir vous le rencontrez par hasard dans un autre contexte et vous vous demandez comment vous avez pu passer, pendant tant d’années, à côté de cet esprit brillant et drôle, de son regard poétique sur le monde et de cette colonne vertébrale morale extrêmement sexy.
« Quand une fois on a eu la chance d’aimer fortement, la vie se passe à chercher à nouveau cette ardeur et cette lumière. Le renoncement à la beauté et au bonheur sensuel qui lui est attaché, le service exclusif du malheur, demande une grandeur qui me manque. » 3
A la lecture du recueil, je suis premièrement chokbar de l’humour de Camus. Les textes qu’il écrit sur Oran regorgent d’une malice que seuls ceux qui aiment autant un endroit peuvent se permettre d’avoir. (La description d’une soirée de combats de boxe est à crever de rire) Je suis ensuite bouleversée par la beauté de son écriture, ce souffle poétique généré par une langue pourtant extrêmement simple. (Je veux dire, le boug nous décrit une averse sans fin en disant « Grise et molle comme une grande éponge, la mer se boursouflait dans la baie sans contours » et moi je veux caner parce que je sais que je n’écrirai jamais comme ça, que je n’aurai jamais cette efficacité, cette limpidité. Je nage dans le seum et dans l’émerveillement) Et ce qui frappe, c’est l’espoir. Ces textes, répartis sur plusieurs années, dont des années de guerre, enjoignent à une fidélité à nos engagements moraux, mais aussi à l’espoir. Lui qui énonce clairement qu’il « ne hait que les cruels » porte sa responsabilité en luttant contre la tentation du nihilisme « non point d’ailleurs par vertu, ni par une rare élévation de l’âme, mais par fidélité instinctive à une lumière où [il est ] né et où, depuis des millénaires, les hommes ont appris à saluer la vie jusque dans la souffrance. » Ca se pose là et ça donne envie d’être à la hauteur, c’est une boussole, un rappel à chérir cet élan tendu vers l’avant, à ne pas renoncer.
Je n’avais aucune idée de ce que j’allais trouver dans l’Été. Et je suis heureuse d’avoir attendu si longtemps, pour avoir la place de donner à cette rencontre l’importance qu’elle nécessite. Je suis plus à même aujourd’hui de lire et d’aimer Camus que lorsque, trop jeune, je le boudais par crainte de ne pas le comprendre. (Attendez je vais me remettre. J’étais en train de chercher un extrait et je suis tombée sur « Nous allumons dans un ciel ivre les soleils que nous voulons. » Je vais prendre un moment pour respirer en carré.)J’ai donc souligné, annoté et fait de petits coeurs au bic noir dans la moitié du recueil, heureuse par anticipation des moments où je reprendrai ces textes et re-découvrirai ces phrases qui m’ont ouvert le coeur en ce printemps.
Quant à la citation qui avait, il y a tant d’années, tracé le premier sillon de mon chemin vers Albert (on va y aller sur les familiarités, vu que le type a volé mon coeur), elle n’est pas d’une grande originalité, elle orne les murs des chambres d’adolescent-es et les bios des réseaux sociaux des boomers, mais qu’importe, elle m’a accompagnée depuis près de quinze ans dans les moments les plus rudes, dans les nuits où mon coeur sec songeait au renoncement à la joie. Elle porte le texte que j’écris en ce moment, elle se loge dans mes pensées chaque semaine, me prémunit des chagrins et de la perte de l’espoir. Elle se trouve à la fin de Retour à Tipasa et dit, tout simplement, ceci :
» Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »
Alors moi je garde l’espoir et la confiance, sauf peut-être envers la sécurité routière qui, par ses défaillances, nous priva du déploiement encore plus vaste d’une pensée aussi lumineuse qu’espiègle. Et, dans les moments de doute, je tourne le regard vers Oran, vers la Méditerranée, ses mythes et ses leçons.
L’Été. Albert Camus. Gallimard,Folio (maison d’édition appartenant au groupe Madrigall). 2013. 130p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
On continue de regarder vers la Méditerranée, lui aussi il a volé mon coeur, et en parlant de colonne vertébrale, il a l’autorisation pour casser la mienne en deux.
- Nan mais déjà, butez-moi tellement c’est beau. ↩︎
- Toujours plus, dans la plus grande décontraction. ↩︎
- Ci-dessous, une allégorie ↩︎

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