
« L’homme avec qui je veux être est transporté par son indécision, pour lui c’est là qu’est tout le piquant, tout le sel, toutes ces femmes qui attendent un mot de lui, ça lui donne de l’énergie, ça le propulse à la conquête du monde avec ses idées. Il est hypnotisé par son addiction au conflit, accro au regard désespéré de femmes pour qui être avec lui est une question de vie ou de mort et qui le supplient de prendre une décision, accro à la mécanique attirance / rejet de son flirt avec elles pour ensuite leur refuser toute intimité. Il n’en revient pas de faire cet effet-là aux femmes et ça le fascine. Nous sommes toutes engagées dans une automutilation collective à essayer de l’aimer, à essayer d’être aimées de lui. »
Je tourne autour de ce titre depuis sa sortie environ. D’abord par hasard, à l’été 2023 dans la librairie Daunt Books où je vois l’affiche de la citation « first of all i didn’t miss the red flags i looked at them and thought yeah that’s sexy« que je prends en photo et poste sur instagram sans savoir de quel livre elle était extraite. Puis je repère le livre en anglais et le prends pour le rayon VO de la librairie. Je me dis que ça a l’air bien, mais on est en 2024 et les questions d’adultère, de relations toxiques et de ruptures sont un peu trop proches de moi pour que je m’y aventure. A l’occasion de la sortie en français du roman, impeccablement traduit par Marie Darrieussecq, je me lance. Bien joué Sheena Patel, bien joué.
La narratrice est une femme racisée londonienne amoureuse d’un homme déjà en couple, et qui a déjà une ou plusieurs autres maîtresses. Elle entretient une relation aussi simple que complexe avec lui. Il l’a séduite par le passé et continue d’entretenir une relation trouble avec elle, tout en lui refusant l’intimité physique qu’ils partageaient auparavant. La narratrice est obsédée par cette relation, mais plus encore par l’une des maîtresses de cet homme, une influenceuse qu’elle suit sans relâche sur les réseaux sociaux. Au travers de courts chapitres relatant cette histoire, ou de réflexions sur la condition féminine, le racisme ordinaire ou le désir, elle esquisse les contours d’un vide abyssal en elle, pur produit de la société blanche post-capitaliste.
« Ces riches esthètes sur Instagram ne sont-ils rien d’autre qu’une énième émanation d’une classe élitiste qui décide de ce qui est bon et pas bon ? Ils façonnent notre réalité comme ils l’ont toujours fait, juste mieux déguisés par une technologie qui se fait passer pour transparente et démocratique. Pas vrai ? Bénéficiaires des vieux systèmes bien cachés, descendants des enfants de colons et des enfants de l’Empire, chasseurs-cueilleurs d’objets arrachés à leur contexte culturel, éleveurs de ménageries statiques, fiers de leur ouverture d’esprit, quand leur richesse est le fruit de structures globales qui déciment les cultures où sont nés ces objets… Si seulement nous pouvions tous être protégés de ces régimes néolibéraux qui nous exploitent par le biais de ces familles d’héritiers au cadre de vie luxueusement austère. »
Je suis fan est le miroir grossissant de nos écueils sociétaux. Sans aucun filtre ni fard, la narratrice de Sheena Patel embrasse sa vulnérabilité, sa colère et son obsession. Elle n’a rien à cacher et c’est cela qui nous dérange. Combien d’entre nous sont capables de fixer cette part moins présentable de ce qui nous constitue ? Les recoins sombres de notre humanité en souffrance émotionnelle. Elle est ambivalente, parfois attachante compte tenu de cette relation compliquée dans laquelle elle se noie au mépris d’elle-même et du reste du monde, parfois détestable par son égoïsme, parfois simplement brillante grâce au regard acéré qu’elle porte sur la société qui l’entoure.
Les réflexions qu’elle nous propose sur la blanchité et les privilèges induits par le racisme ordinaire sont aussi limpides que percutantes. Au-delà d’un roman sur l’emprise amoureuse et les projections émotionnelles renforcées par la culture de l’exposition de l’intime et des réseaux sociaux, Je suis fan est un roman saisissant sur la classe moyenne et la bourgeoisie blanche, le monde de l’Art, la bien-pensance des riches persuadés que leur argent les exempte de la remise en question.
« L’hétérosexualité en devient un fascisme misogyne et fanatique. Les hommes ont tout le pouvoir et ce monde est celui qu’ils ont créé, la joie n’y est disponible qu’arrachée par lambeaux. Pas d’espace où déployer une évolution créative, seules sont encouragées l’insécurité et l’homogénéité, les hommes hétérosexuels se soutenant les uns les autres par un lien homoérotique ou une complicité silencieuse. Certains ont beau proclamer leur respect des femmes, chaque homme – même les « chics types »- bénéficie des faibles attentes qu’elles ont à leur égard, le contrôle s’exerçant par un climat de peur, d’instabilité et de violence. »
J’ai souligné tant de passages de ce livre que c’en devient absurde. J’ai des pages entières entre crochets, des petits coeurs sur des dizaines de paragraphes. Ce livre m’a marquée par le malaise qu’il a parfois pu générer chez moi, une nécessité de me mettre à distance de cette narratrice qui lâche la rampe de la bienséance sociale, de ce que c’est que d’être « une bonne personne ». Mais il m’a aussi heurtée par sa lucidité. Certains passages ont été soulignés par leur proximité avec mon vécu, mais d’autres par la pertinence des réflexions sur le féminisme ou le racisme. Et si le style peut décontenancer, on est entre le journal intime, les notes de téléphone écrites à deux heures du matin (ne mentez pas je sais que vous faites ça aussi) et le manifeste, Je suis fan s’impose comme une forme rarement croisée mettant en valeur un fond ultra-contemporain.
Et en regardant de plus près, une fois évacué le contexte social, lorsque l’on dissèque les mouvements du coeur de la narratrice (mais l’intime est politique, on le sait), on est dévasté-es de constater que l’emprise amoureuse nous pousse à la dépossession de nous-même. « Je serai quelque chose qu’on est fier de posséder« , nous dit la narratrice, impeccablement disponible, en attente permanente d’une attention, d’une affection qu’on lui refuse par cruauté. (« J’ai un besoin terrible de son approbation mais quand je l’obtiens je n’en fais rien vu que je la lui ai extorquée« ) Notre regard extérieur nous permet de voir l’injustice et la violence sous le vernis du désir et du danger de la relation interdite. Mais surtout, ce qui me fend le coeur à chaque fois, la désolante banalité de ce que l’on prend pour une histoire unique. Sheena Patel nous rappelle ce que nous avons trop tendance à oublier (et je suis bien placée pour le savoir) : les relations adultères et la duplicité amoureuse sont autant les produits du patriarcat que le reste, dissimulés sous une couche toxique de faux romantisme et de la sacro-sainte passion. On peut difficilement être fan, une fois le vernis abîmé.
Je suis fan. Sheena Patel. Traduit de l’anglais par Marie Darrieussecq. Gallimard (appartient au groupe Madrigall). 2025. 261p.
On écoute quoi aujourd’hui ?
Un truc un peu vénère pour alimenter la misandrie, vu que ce roman donne envie de cramer des mascus (et d’autres, qu’importe les dommages collatéraux)
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