Lire Mazan

Written by

·

 » […] le concept de monstre évoque une réalité qui n’existe pas, qui concentre les peurs des enfants au lieu d’incarner la responsabilité des adultes. »
Mathilde Levesque – Procès Mazan, une résistance à dire le viol

Au moment des déjeuners de présentation de la rentrée littéraire, je me suis trouvée face à Marion Dubreuil. Je ne la connaissais pas, je n’avais jamais suivi son travail de journaliste et si nous étions réunies autour d’un repas, je ne savais pas si nous aurions l’occasion d’échanger plus de quelques mots. Mais j’ai eu de la chance, et avant de devoir intervertir nos places avec d’autres intervenants, nous avons pu nous lancer dans une conversation autour de son métier, et de plusieurs procès qu’elle avait couverts. Elle m’a dit une chose qui m’a marquée : le procès Mazan n’a pas été filmé. Certains grands procès le sont, pour des questions d’archives. Celui-ci, pourtant hors norme dans le nombre d’accusés concernés, le refus du huis-clos de la partie civile et pour la déferlante féministe qu’il a déclenchée, n’a pas été conservé ailleurs que dans les articles de presse, les notes des personnes présentes sur place et leurs mémoires. Rien ne semble donc surprenant à ce que plusieurs ouvrages d’autrices féministes sortent quelques mois après le verdict. Il faut garder une trace, documenter, faire archive de ce qui s’est joué à Avignon à l’automne 2024.

Je n’avais pas prévu de lire autour de Mazan, même si les faits divers m’ont toujours attirée, j’avais l’impression d’avoir déjà beaucoup suivi le procès, je ne souhaitais pas alimenter un travers voyeuriste de ma personne, travers construit par la société patriarcale qui fait de chaque événement dramatique un fait à part, et non un continuum de violences à dénoncer. Et puis j’ai écouté un épisode du Book Club de Marie Richeux, avec Manon Garcia et Mathilde Levesque. Un épisode passionnant, riche, aux antipodes de ce que j’avais craint. Le procès Mazan, vu par des autrices, philosophes, sociologues, professeures, était étudié comme il le méritait : comme le reflet d’une société nourrie de la culture du viol. L’échange avec Marion Dubreuil a achevé de me convaincre de lire son ouvrage, qui paraît le 20 août prochain aux éditions Globe, et qui, s’il parle beaucoup de Mazan, n’est pas tourné uniquement autour de ce procès. J’ai complété avec la lecture du livre de Mathilde Levesque (éditions Payot) évoqué dans le podcast, qui ajoute une approche socio-linguistique. Et j’ai poursuivi en retrouvant Elise Costa (éditions Marchialy), dont j’avais beaucoup aimé le précédent ouvrage et qui apporte encore un autre regard, mais surtout qui décortique son travail et nous invite à nous glisser dans les coulisses de la rédaction de chroniques judiciaires au long cours. Je ne suis pas certaine que parler de chacun de ces ouvrages séparément soit pertinent, d’autant plus que ces lectures se sont entremêlées dans mon esprit jusqu’à former un puzzle (encore incomplet) de ce procès, de ce qu’il représente, et du chemin que la Justice a encore à parcourir afin de traiter au mieux les affaires de viols, de violences et les féminicides.

« Ce qui permet aux hommes de mener une carrière de criminels sexuels au-delà des moyens techniques à leur disposition, c’est avant tout l’impunité dont ils bénéficient. »
Marion Dubreuil – Mazan, la traversée du Styx

Il était intéressant de commencer par celui de Mathilde Levesque, pour poser le cadre du langage. Car ce qui marque le procès, c’est cette fameuse résistance à dire le viol. Beaucoup d’occurrences du mot, mais plutôt pour s’en éloigner, pour ne pas se ranger dans la catégorie des violeurs, quand bien même on en fait partie. Il y a les sorties indignes de certains avocats, et les explications emberlificotées des accusés. Et, en tant que lectrice, une forme de sidération car, si l’on pense être toustes là pour la même chose : le procès d’une cinquantaine d’hommes ayant violé une femme, avec des enregistrements vidéos pour le prouver, les accusés eux ne sont pas en capacité (pour certains) ou pas en volonté (pour d’autres) de considérer que leur acte est un viol. La sidération est le fruit du déni des uns face à la réalité d’une autre. Il y a l’acte, et il y a comment le nommer, et aujourd’hui le viol est une sorte d’exception, car il ne viendrait pas à l’esprit de ne pas réussir à dire le mot crime, vol, homicide.

« La résistance des accusés à prononcer le mot viol est symptomatique de celle de toute une société qui, fuyant le mot, tolère dans la réalité ce à quoi il renvoie. »
Mathilde Levesque – Procès Mazan, une résistance à dire le viol

Une fois que les bases linguistiques et sémantiques sont posées, le texte de Marion Dubreuil permet de prendre un recul sur le procès, et de l’inscrire dans un continuum de violences sexistes et sexuelles, mais aussi dans la longue tradition des manquements de la Justice. Le procès Mazan y est décrit et détaillé selon l’expérience de la chroniqueuse judiciaire, mais il est également mis en lien avec d’autres procès qu’elle a pu suivre. Des féminicides, ou d’autres affaires de violences sur conjointe. Son objectif est d’essayer de montrer, à la lumière du traitement contemporain de ces crimes, comment la société s’est construite autour d’une forme de banalité de la violence envers les femmes, les conjointes, les enfants. Cela revient à interroger ce qui se déroule au sein du foyer, dans un pays où depuis Napoléon, le but est la protection de la cellule familiale. Pas de celleux qui la composent, des plus vulnérables, non, de la protection du symbole de la famille, de son unité, quitte à présenter au monde un mensonge. On ne va pas aller regarder ce qui se passe chez les gens, en résumé. Combien de fois avons-nous entendu nos parents, nos grands-parents, ou même des gens de notre génération dire que l’on ne sait pas ce qui se passe chez les gens, que c’est compliqué d’avoir un avis parce qu’on n’y est pas, que ce qui se déroule dans l’intimité du foyer ne nous regarde pas. On ferme la porte des maisons sur les mécaniques de domination, et on rabat le caquet des féministes qui osent crier fort que l’intime est politique. Ce faisant, on ne questionne jamais la toute-puissance des bons pères de famille. On ne questionne pas les violences coercitives, l’inceste, les viols, l’emprise. On s’occupe de ce qui se passe chez nous, et en valorisant le couple, la famille nucléaire, on coupe les femmes et les enfants d’un oeil extérieur qui pourrait les extraire, on rend maître chez lui le dominant, le bourreau.

« La jurisprudence peut être un outil d’émancipation des femmes, les juristes féministes ont appris à s’en saisir ».
Marion Dubreuil – Mazan, la traversée du Styx

Marion Dubreuil nous demande d’éloigner un peu la focale afin de considérer que les traitements infligés à Gisèle Pélicot dans ce procès ne sont pas exceptionnels. La Justice française est maltraitante des victimes. Dans une précautionneuse hypocrisie à préserver la présomption d’innocence, elle a oublié que les plaignant-es devaient être supposé-es de bonne foi. Dans certains pays, comme le Canada, le passé des victimes, ou leurs pratiques sexuelles, ne peuvent pas être mentionnées lors d’un procès. Cela semble évident, sensé. La France n’y est pas, la lumière ne nous a pas encore atteint-es. C’est pour cela que nous avons besoin des ouvrages des journalistes féministes, pour donner à voir ce qui se passe dans les cours de Justice, dans les prétoires, et espérer que la société puisse évoluer petit à petit. Ces coulisses, Elise Costa nous les fait découvrir sous une forme aussi étonnante que passionnante. Elle a couvert le procès des viols de Mazan et a publié sur Slate une série d’articles au long cours, comme elle sait le faire. Des articles fouillés, qui disent à la fois le procès, mais aussi, la vie d’avant, le contexte. Une fois ces articles publiés, elle a eu envie de donner à voir la mécanique interne de son travail. Car, au fond, au-delà des faits que l’on commence à saisir, le travail des journalistes nous questionne sur sa nature même. Comment s’écrit un article, une chronique judiciaire ? Quelles sont les informations auxquelles les journalistes ont accès ? Quelles sont les intentions ? Quel angle choisir ? Ce qui nous arrive, rédigé, pensé, déjà digéré pour nous, comment s’est-il écrit ?

« Souvent, lorsque je suis un procès, une personne en particulier va captiver mon attention et me happer, comme ce fut le cas avec M. Perret. Au fil de mes recherches, cet intérêt va croître, jusqu’à me convaincre que son témoignage est indispensable. Elle va va ensuite orienter toute la structure de l’article. C’est ma méthode préférée, mais elle est loin d’être infaillible, car elle repose avant tout sur mes talents de persuasion. Mieux vaut prévoir un plan B en cas de refus. »
Écrire Mazan – Elise Costa

L’objet-livre « Écrire Mazan » est passionnant. Sur la page de droite, Elise Costa donne à lire ses articles in extenso, ceux exacts publiés sur le site Slate. Sur la page de gauche, son travail préliminaire, ses recherches, des citations, des références à d’autres ouvrages, des dessins, mais aussi des explications concernant l’avancée de ses articles. Pourquoi a-t-elle décidé de partir dans cette direction ? Qu’est-ce que cette personne a apporté à la structure de l’article ? Cela m’a fait penser à l’autrice Cécile Cayrel qui racontait lors d’une rencontre que son travail de romancière consistait parfois à écrire des scènes, ou des personnages qui allaient disparaître de la version finale du roman, mais que la trace de ces scènes serait toujours visible. Que ces faits, ces traits de caractère, ces détails, ne seraient plus écrits noir sur blanc, mais que le fait d’avoir été pensés donnerait plus de corps au récit, car ils seraient présents en creux. Elise Costa nous donne à lire tout ce qu’elle a eu entre les mains, des témoignages complets dont l’article final ne reprend qu’une phrase ou deux, mais où l’essence est préservée. C’est ce qui rend son ouvrage passionnant, et d’autant plus, à mon avis, quand on le lit en même temps que d’autres sur le même procès. Ce n’est pas un livre de plus sur Mazan, c’est un livre sur le travail de journaliste et de chroniqueuse judiciaire, sur sa mécanique, et le procès Mazan en est le cas pratique. Bien évidemment, ce n’est pas un sujet pris au hasard, et ses répercussions sur la société contemporaine française témoignent du caractère atypique de l’affaire. Mais, quand le sujet devient trop lourd, car on ne peut pas enchaîner ces lectures en étant détachée, cela permet un pas de côté qui nous plonge dans le côté plus technique, la manufacture en bouclier face à l’horreur.

Il faut donc, et je ne vous prendrai pas plus de votre temps, saluer et remercier les journalistes féministes pour leur travail d’archivistes de l’histoire judiciaire, pour ce qu’elles apportent à la visibilité d’un procès très suivi et pour poursuivre, hors de la temporalité immédiate du jugement, une réflexion sur un temps plus long, peut-être plus à même de changer en profondeur nos mentalités et, à terme, notre société.

  • Ecrire Mazan. Elise Costa. Editions Marchialy (maison d’édition appartenant au groupe Delcourt). 2025, 273p.
  • Mazan, la traversée du Styx. Marion Dubreuil. Editions Globe (maison d’édition appartenant au groupe Madrigall). 2025, 217p.
  • Procès Mazan, une résistance à dire le viol. Mathilde Levesque. Editions Payot (maison d’édition appartenant au groupe Actes Sud). 2025, 175p.

On écoute quoi aujourd’hui ?

On écoute un truc un peu vénère histoire de faire un peu catharsis après tout ça.

3 réponses à « Lire Mazan »

  1. Avatar de Ju
    Ju

    J’ajouterais également à cette liste de lectures « Vivre avec les hommes » de la philosophe Manon Garcia. J’ai connu cette autrice passionnante avec le court essai « La doctrine du consentement » qui est une porte d’entrée magistrale à sa pensée, ainsi qu’avec « La conversation des sexes » qui est une version bien plus détaillée. Avec ce nouvel essai, elle prend un ton moins distancié et laisse libre cours à ses réflexions autour du procès Mazan. 🙂

    J’aime

    1. Avatar de Sol

      Oui, elle était dans le podcast aussi c’était passionnant, mais je n’ai pas lu son essai, même s’il me faisait très envie, je le rattraperai peut-être ultérieurement !

      J’aime

  2. Avatar de Lire Mazan – Librairie La Nuit des temps

    […] |Article initialement publié sur le blog de Solveig […]

    J’aime

Répondre à Sol Annuler la réponse.