Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, de Mariana Enriquez

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« Ils l’ont fait venir des États-Unis directement chez nous à Buenos Aires. Ils ne voulaient pas qu’elle séjourne dans une hôtel pendant qu’ils cherchaient un appartement à louer. Ma cousine américaine Julie : elle est née en Argentine, mais quand elle avait deux ans, ses parents, mon oncle et ma tante, ont émigré. Ils se sont installés dans le Vermont : mon oncle travaillait chez Boeing, ma tante (la soeur de mon père) élevait leurs enfants, s’occupait de la maison et faisait des séances de spiritisme secrètes dans son grand et beau salon. »
Extrait de la nouvelle « Julie ».

Mariana Enriquez est l’une des voix d’Amérique du Sud qui me fascine le plus aujourd’hui. Je trouve son ton toujours très juste lorsqu’il s’agit de donner à voir l’Argentine contemporaine et ses petits fantômes. Au-delà du réalisme magique, son écriture empreinte d’horrifique est un excellent moyen de prendre le pouls d’une société exsangue, vampirisée par les crises sociales. Dans ses nouvelles, son genre de prédilection, elle vient montrer qu’après l’intime, l’horreur est politique.

J’étais donc très curieuse de lire son nouveau recueil, « Un lieu ensoleillé pour personnes sombres » (traduction littérale du titre argentin) dont la couverture (un tableau de Guillermo Lorca intitulé « La cama inglesa« ) m’a fascinée. Je ne sais pas si c’est l’autrice qui l’a choisi, mais il représente exactement le sentiment que l’on peut éprouver en lisant ses nouvelles. Un mélange subtil de sidération, de danger, de curiosité, de torpeur. Je crois que je pourrais le contempler pendant des heures. J’ai été frappée par la capacité de Mariana Enriquez à se renouveler, tout en tournant autour des mêmes thèmes. Pas de redite, mais des échos, des liens qui se tissent entre ses nouvelles, d’un recueil à l’autre ou au sein du même.

La première nouvelle, « Mes morts tristes », m’a fait penser (dans sa manière d’aborder la question des quartiers résidentiels paupérisés, la peur de l’autre, du voisin, de l’étranger) à sa nouvelle « Le Caddie ». Chez Mariana Enriquez, les morts sont en colère, tristes ou amers. La vie quotidienne ne semble pas plus douce pour les vivants. Dans ce recueil, la question du corps est centrale. Le corps modifié, le corps qui vieillit (celui des femmes, principalement), le corps incontrôlable, le corps recouvert de bleus, de marques. Elle explore aussi bien le transhumanisme et les modifications corporelles que les violences conjugales ou l’addiction. Les éléments surnaturels ne sont pas forcément là pour nous effrayer (parfois si, comme dans « Yeux noirs » où j’ai été terrifiée). Ils peuvent être là pour appuyer sur le fait que le réel est parfois plus terrible que l’horrifique. Les êtres humains sont cruels, torturés ou d’une éprouvante tristesse. Ils sont incapables d’échapper à leur passé, à leurs familles, à leur pauvreté, leur isolement.

« Nous nous sommes agenouillés devant le réservoir et la fille qui répétait le mantra. Je ne savais pas à quoi m’attendre : Isabella, mon amie, la spécialiste informelle des choses bizarres et macabres à Los Angeles, qui m’a passé l’information, m’avait dit qu’ils étaient très soucieux de ce qu’ils faisaient, et respectueux. Je devais attendre le signal en silence et, si je n’entendais rien, suivre le mouvement. »
Extrait de la nouvelle « Un lieu ensoleillé pour personnes sombres »

Plus étonnant encore, beaucoup de nouvelles génèrent une étrange empathie, une tendresse pour les fantômes ou les humains, en fonction de ce qui les traverse. La nouvelle qui donne son titre au recueil est d’une très grande douceur à certains endroits, notamment concernant l’ancien amant de la narratrice, et ce qu’écrit l’autrice sur les addictions provoque notre empathie. Cette nouvelle -amateurices de faits divers j’arrive- est d’ailleurs basée sur une disparition réelle, celle de « L’inconnue du Cecil Hotel » sur qui vous pouvez trouver de nombreux podcasts et articles. Cette nouvelle, ainsi que « Julie« , et d’autres, appuie très bien sur la relation ambivalente qu’entretient l’Argentine avec les États-Unis.

Les nouvelles que j’ai préférées sont « Mes morts tristes », « Julie », « Un lieu ensoleillé pour personnes sombres », « Différentes couleurs composées de larmes », « Cimetière de frigos » et « Yeux noirs ». Mais aucune ne m’a déçue, aucune ne m’a semblé inutile, j’ai été à chaque fois impressionnée par la capacité de l’autrice à nous emmener exactement à un endroit en nous faisant traverser différents états émotionnels. L’horreur est un genre qui permet de dire énormément, et l’associer à cette forme de nostalgie si particulière à Mariana Enriquez est la garantie d’avoir la gorge un peu nouée à chaque lecture.

Un lieu ensoleillé pour personnes sombres. Mariana Enriquez. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet. Editions du Sous-Sol. 2025.332 p.

  • On écoute quoi aujourd’hui ?

Un extrait d’un album cité par l’autrice dans ses inspirations musicales (j’ai été la première surprise) donc un petit bout de Folklore, car tout est mieux que d’écouter le dernier album raté de Taylor, désolée pour celleux qui le kiffent.

Une réponse à « Un lieu ensoleillé pour personnes sombres, de Mariana Enriquez »

  1. Avatar de Écouter / Voir de l’automne – Sorcière misandre

    […] me connaissez, j’ai une dévorante passion pour Mariana Enriquez. J’ai lu tout ce qu’elle a écrit (et qui a été publié en français) et je trouve […]

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